Patricia Le Coat Kreissig « Burned-out », la nouvelle économie amoureuse

 

Etudes Pratiques de Psychopathologie

Patricia Le Coat Kreissig
« Burned-out », la nouvelle économie amoureuse
Lyon le 26 mars 2019

Là où, hier régnait encore l’amour, la fidélité et le souci d’autrui, aujourd’hui se présente sous un vaste univers de « zapping » affectif, un champ de rencontres diverses, émaillées de doutes, sur fond de malaise quant à ce qui peut constituer la sexualité des uns et des autres.
C’est en effet l’épuisement émotionnel, la fatigue et la sensation profonde de vivre un état d’authentique évidement qui constitue un vécu communément partagé dans notre contrée au même titre que le sentiment d’être dépassé et insatisfait quant à la rentabilité attendue : L’amour .
Dans un monde où l’accélération et l’aliénation sont au commandement, nous voilà « burned out».
Il n’y a pas si longtemps, Freud nous parlait de l’Œdipe
Qu'en dire aujourd'hui, alors que ce qui fait difficulté maintenant dans la société, c’est notre rapport à la fonction symbolique, aux jeux de rôle de l’homme par rapport à la femme, de la femme par rapport à l’homme ?
Parlons donc de cette nouvelle économie amoureuse  qui se déplie entre transsexualisme, asexualité, homo- et bisexualité. Est-elle encore en lien avec ce que nous avons antérieurement appelé une « nouvelle économie psychique »?

 

 

"Burned-out",  la nouvelle économie amoureuse

Rétines et pupilles


Les garçons ont les yeux qui brillent


Pour un jeu de dupes


Voir sous les jupes des filles


Et la vie toute entière


Absorbés par cette affaire


Par ce jeu de dupes


Voir sous les jupes des filles

Elles, très fières


Sur leurs escabeaux en l'air


Regard méprisant et laissant le vent tout faire


Elles, dans le suave


La faiblesse des hommes, elles savent


Que la seule chose qui tourne sur terre


C'est leurs robes légères

….Vous reconnaissez la chanson d’Alain Souchon ?

Evidemment, il n’est pas conseillé de tenter voir sous les jupes des filles aujourd’hui et peut-être n’avez-vous même plus envie. Il semble que les rapports à la sexualité ont changé, que le monde se construit avec des nouvelles modalités de vie. Quel est le mécanisme au travail dans cette mutation ? Sur quelle particularité humaine se base ce changement ?
D’où viennent donc tous ces nouveaux pervers narcissiques, qui ne pensent qu’à regarder sous les robes des filles … ?
Il y a peu de temps, nous pouvions observer au sein des couples une sorte de perversion, une forme banale de sado-masochisme «une affaire ordinaire » entre un homme fort et redoutable et une femme plus faible et délicieuse. Un homme et une femme qui formaient un couple étaient contraints chacun d’accepter la particularité mâle ou femelle, chacun l’autre pour un autre …les histoires n’étaient pas toujours faciles ni heureuses, souvent même difficiles et douloureuses…les histoires d’amour …
Tout le monde en parle : dans les romans, les pièces de théâtre, spectacles tragédies et même comédies. Homme et femme ne sont pas faits pour vivre ensemble, il n’y a pas de rapport harmonieux entre eux, car leur radicale différence l’empêche. Que faire ?
Dans son ouvrage principal « La philosophie de l’inconscient »,  en 1869 le philosophe allemand Karl Robert Eduard von Hartmann, à qui nous devons (avant Freud) en appui sur la philosophie hégélienne la notion de l’inconscient, « das Unbewusste », écrit :
« L’amour cause plus de douleurs que de plaisir. La jouissance n’en est qu’illusoire. La raison nous ordonnerait d’éviter l’amour, si nous n’étions pas poussés par notre fatal instinct sexuel. Le meilleur parti à prendre serait donc de se faire châtrer. »
Richard von Krafft-Ebing, psychiatre de langue allemande et spécialiste de la perversion –dont l’œuvre a d’ailleurs a servi à Marie-France Hirigoyen dans sa conception récente de la perversion narcissique- exprime dans son œuvre principal « Psychopathia sexualis » en 1885 :
« A l’état primitif la satisfaction des besoins sexuels est la même pour l’homme et pour les animaux. L’acte sexuel ne se dérobe pas au public … La femme est le bien commun des hommes, la proie temporaire du plus fort, du plus puissant. … La femme est une propriété mobilière, une marchandise, objet de vente, d’échange, de don, tantôt instrument de plaisir, tantôt instrument de travail …. »
D’une telle écriture à nos jours, il n’y a que trois générations …
La femme est-elle toujours un objet d’échange et de don dans nos civilisations occidentales influencées par la culture judéo-chrétienne ?
Pourvue qu’elle accepte de se tenir à une place, non pas identique mais articulée par rapport à la sienne, elle devient représentante de l’hétérogénéité, de l’altérité. Elle est altérité.
Du coup, quelque chose de fort précieux se dessine dans son champ … ce qui lui donne toute sa valeur aux yeux de l’autre, mâle, son partenaire.
Il s’agit d’un objet subtil et voilé qui laisse des traces que nous pouvons décrire par exemple dans sa beauté, dans sa voix, dans son regard… elle constitue l’abri d’un objet, érotique, que Lacan a nommé objet a, objet cause du désir, support de la féminité.
En échange, elle reçoit de lui ce quelque chose qui manque au féminin et qu’elle convoite : symbole de la puissance, de la force et de valeurs issues d’une culture patriarcale … des valeurs dites phalliques.
Retournons au 19ème siècle, le siècle de la naissance de la psychanalyse avec Freud.
Il a fallu le génie et le courage de Freud pour bouleverser une notion communément appliquée à l’homme et aux animaux, qui est celle du besoin, Not, telle qu’elle a été décrite au début du 19ème siècle.

Avec Lacan, c’est la notion du complexe qui dans un premier temps permet d’élaborer, à partir de Freud, la notion d’un au-delà. Le complexe est alors défini par le fait suivant :
 Il lie avec une certaine immuabilité un ensemble de réactions organiques et psychiques, corps et esprit et conduit à la perception d’une réalité du sujet. Dès lors, le psychisme devient une entité humaine et la continuité entre corps et psychisme la base de toute subjectivité, de la particularité de chaque humain.

Le sujet, l’être parlant, est gouverné par une instance psychique dans laquelle Freud a situé l’inconscient qui correspond à un vaste champ inconnu et inaccessible pour sa plus grande partie.
En prenant appui sur le mythe d’Œdipe Freud va introduire cet espace d’une instance qui correspond à la nécessaire triangulation des relations et à l’émergence du désir.
Quelques rappels concernant l’histoire d’Œdipe, roi de Thèbes, fils de Laïos et de Jocaste, roi et reine de Thèbes. (source wikipédia)
La reine Jocaste attend un enfant. Son mari, Laïos, roi de Thèbes, s'enquiert auprès des dieux, comme il est naturel, de ce qui va venir. La réponse de l'oracle est terrible : " Il tuera son père ; il épousera sa mère". Il décide d'échapper à son destin : il attacha les deux pieds de son fils nouveau-né, qu'il perce, et il ordonne qu'il soit abandonné dans la montagne, aux bêtes sauvages, sur les flancs du mont Cithéron. Le bébé gémissant émeut le cœur du serviteur chargé de la besogne. Il le confie à des bergers du roi de Corinthe, qui l'amènent à leur maître Polybos, roi de Corinthe, sa femme Périboea désespérait justement d'avoir un héritier, Polybos l'appela Œdipe (en grec : " celui qui a les pieds enflés ") et l'éleva comme son propre fils. Des années passent. Un jour, pendant une querelle, un Corinthien traite Œdipe d'enfant trouvé. Celui-ci, alarmé, part demander la vérité à la Pythie de Delphes. En chemin, un vieillard monté sur un char lui commande, un peu trop impérieusement, de s'écarter de son chemin. Œdipe, qui a le sang vif, le tue. C'était bien sûr le roi Laïos, son père. Ainsi, Œdipe accomplit la prophétie sans le vouloir, sans le savoir.
Œdipe arriva à Thèbes, qui était sous la coupe d'un monstre sanguinaire appelé le Sphinx, lion à tête de femme. La créature bloquait les routes menant à la ville, tuant et dévorant les voyageurs qui ne pouvaient résoudre l'énigme fameuse qu'elle leur proposait : " Quel est l'animal qui le matin marche sur quatre pieds, à midi sur deux et le soir sur trois ?". Œdipe répond sans hésiter que c'est l'homme, qui au matin de sa vie marche à quatre pattes, va sur ses deux jambes à l'âge adulte et s'aide d'une canne pour soutenir sa vieillesse. Le Sphinx, vexé, se suicide. Œdipe s'attira les faveurs de la ville pour avoir libéré Thèbes du Sphinx. En remerciement, les Thébains le firent roi et lui donnèrent comme épouse la veuve de Laïos, Jocaste. Le couple eut quatre enfants : Etéocle, Polynice, Antigone et Ismène…
La peste à Thèbes…pour sauver Thèbes Œdipe doit découvrir et punir le meurtrier de Laïos…
Avec le complexe d’Œdipe, Freud raconte le passage qui aboutit à une position hétérosexuée.
Pour le garçon, tout comme pour la fille, il s’agit dans l’Œdipe de la rencontre avec un père en place de tiers. C’est lui, le père, qui introduit la séparation d’avec la mère. De cette rencontre avec un père dépend l’avenir psychique de l’enfant, de ce petit homme qui naît dans la dépendance au corps maternel et qui établit avec la mère un lien premier et précoce.
Avec l’intervention du père, le désir de la mère pour son enfant doit alors passer au second plan. L’enfant doit renoncer à être celui qui apporte à la mère la satisfaction qu’elle n’a pas, l’objet qui lui manque, voire à incorporer cet objet que les psychanalystes appellent le phallus. C’est bien par l’intervention du phallus attribué au père que l’enfant accède au renoncement d’un objet, à l’être, à l’avoir.
Freud, avait parlé de la phase phallique, comme d’un passage où, pour la fille comme pour le garçon, le monde se scinde : il y a ceux qui l’ont (le père) et ceux qui ne l’ont pas.

Lacan, va reprendre Freud, et dire qu’en effet, c’est à ce moment là que le Penisneid apparaît chez la fille avec ce qu’il implique : le rapport direct et franc de la fille à la castration, la frustration et la privation.

C’est la rencontre avec le père qui ouvre chez la fille la voie du complexe, alors que chez le garçon elle la ferme. Le garçon s’en sort du fait même de l’interdit de l’inceste à l’égard de la mère, qui s’y met en place.
La mère devient l’objet interdit ! Il faut que le petit bonhomme y renonce, qu’il accepte qu’il y ait du manque et de l’impossible, que sa vie se construise, que son rapport au monde soit conditionné par le manque d’un objet qui, dans cette figuration oedipienne est la mère.
Il lui faut passer par cette perte pour avoir accès à un monde ordonné dans lequel il puisse réclamer sa juste place.

Pour une fille, quand elle a renoncé à contribuer à la toute puissance maternelle, elle se tourne vers le père et se trouve prête à investir un objet imaginaire représentant la puissance paternelle, amoureuse de ce dernier. Nous avons tous entendu une petite fille déclarer son amour fou pour le père, voulant se marier avec lui une fois devenue grande et avoir un bébé avec ce dernier… Elle s’identifie à la mère, se met à sa place et, voulant la remplacer auprès du père, se met en conflit avec elle.

Ces processus psychiques, ces désirs subissent le refoulement et resteront inconscients par la suite.
A la période de l’adolescence, elles se savent frustrées imaginairement de cet objet réel du père ; et privées réellement de l’objet symbolique : enfant du père. Ce à quoi s’ajoute l’apparente dispense de s’identifier aux idéaux du père, ressentie aussi, moins comme une liberté que comme une nouvelle privation. Lacan, de manière amusée, y situe le secret de l’air égaré que peuvent prendre les dames.

Elles ne sont donc pas toutes prises dans une identification aux idéaux, contrairement aux garçons qui, après avoir renoncé à l’identification primaire au père, sont sujets à une identification secondaire plus particulièrement paternelle !

Notre rapport à la sexualité, se trouve, alors non pas réglé par de simples besoins biologiques ou de simples identifications à l’aide de quelques patterns, indications comportementalistes, mais par une perte, un renoncement, un espace vide qui ordonne par la suite tous les possibles et impossibles rencontres, et donne accès au désir humain.

Cette perte, constitue la particularité humaine. Elle est ce qui est difficile et douloureux et ce qui se répète et insiste dans nos vies. C’est aussi un événement incontournable, réel, définissant la condition humaine.

Elle est déjà là, avant même que le petit bonhomme vienne au monde. Elle préexiste à l’être humain dans la limite où c’est dans sa condition d’être langagier, dans le langage et sa structure qu’elle siège, qu’elle trouve abri. C’est cette particularité de l’espèce humaine, cette note dénaturante de l’humain qui organise toute la différence entre la sexualité animale et la sexualité humaine.

Si je choisis de passer un temps avec vous sur le complexe d’Œdipe et la lecture que fait Lacan de ce dernier, c’est afin de souligner l’impact du processus de refoulement sur notre rapport au monde animé par cette instance que nous appelons l’inconscient ou, avec Lacan, le lieu Autre. L’Autre avec un grand A, le lieu de la parole et du langage ; un lieu par lequel Lacan désigne dans l’entre-deux des mots, la place vide mais aussi infiniment grande. A partir de là tous les éléments langagiers susceptibles de s’y placer donnent à entendre un sujet qui ne peut se dire que par ce trou langagier comme sujet de l’inconscient.

Le langage est constitué d’un ensemble d’éléments que nous appelons avec les linguistes des signifiants, les mots. Aucun mot n’a de signification à lui tout seul. Il lui faut un autre, un lien pour que la signification s’y déplie. Comme dans la parole, où il faut un locuteur et un autre qui la reçoit, l’un et l’autre (signifiants) ne se trouvent pas à la même place et d’emblée il y aura entre eux une dissymétrie et une faille induite.
C’est à partir de cette faille, pure condition du langage, que le désir s’organise, autour et par ce qui relève de la perte, car le système langagier n’est jamais fermé, complet ou terminé. Il y a toujours une autre manière de dire « la chose » mais chaque approche est toujours un peu ratée. La faille induit l’erreur, la feinte. Il n’y a pas de mot qui puisse combler la chose. Tout n’entre pas dans les mots, il y a toujours un inter-dit et avec lui, un lieu, l’inconscient, celui de l’objet perdu.
Cet un objet, qui est à la fois absent et présent sous une forme assimilée, hallucinée, imaginée. Il est présent sur fond d’absence réelle. « L’objet porte avec lui l’ombre du phallus qui a causé sa chute » dit Charles Melman.

Entre l’avoir ou l’être, le phallus ou l’objet, entre ces deux pôles qui «  induisent dans cette mise en place une tension grandissante … », Freud identifie la pulsion libidinale … cette tension qui sort des ténèbres de l’inconscient. A quoi Lacan lui répond : le désir… le désir, qui vise un objet insu ! Et, un de ses derniers séminaires s’intitule : « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre ! » Ce que sait l’inconscient et que vous ne savez pas, c’est ça l’amour.

Je vous relis le début de l’affichette de notre conférence :
« Là où hier régnait encore l’amour, la fidélité et le souci d’autrui, aujourd’hui se présente un vaste univers de « zapping » affectif, un champ de rencontres divers, émaillé de doutes quant à ce qui puisse constituer l’appartenance sexué des uns et des autres de nos jours, un vaste fond de malaise. C’est la jouissance qui constitue le programme de notre quotidien aujourd’hui. »
Cette jouissance a aujourd’hui en effet la particularité d’être sans limite, comme le dit le titre d’un des livres de Jean-Pierre Lebrun. Autrement dit, tout y vaut à égalité. Si le mot jouissance est d’abord un mot qui relève du domaine juridique et signifie le droit de jouir d’un bien, d’une maison, d’une femme… aujourd’hui, c’est de nouveau un terme en rapport étroit avec l’argent, qui d’ailleurs a été élu valeur préférée des français. L’argent contribue au commerce des nouvelles jouissances. Nous sommes priés de jouir des nouveaux appareils électroniques, de jeux, d’objets. Mais la jouissance ne peut se passer du corps, elle se manifeste dans le corps ! Quand nous sautons d’un pont le pied pris dans un élastique ou quand nous nous lançons en parachute dans le vide … c’est bien une certaine jouissance que nous visons, le battement cardiaque, la sensation.
Du coup, ce n’est pas étonnant de constater que ces jouissances nous épuisent. Elles viennent contrer le désir, lui barrer la route et nous rendre addicts à ces objets qui sont, contrairement à l’objet psychique dont nous parlions, tout à fait présents et accessibles. Il suffit de taper sur notre clavier, d’entrer les codes de notre carte bleue…pour y accéder sans limite et sans obstacle.

Du coup, c’est en effet l’épuisement émotionnel, la fatigue et la sensation profonde de vivre un état d’authentique destruction identitaire qui constitue un vécu communément partagé au même titre que le sentiment d’être dépassé et insatisfaisant quant à une rentabilité attendue : un amour parfait.

Nous voilà « burned out» dans un monde où l’injonction de jouir et d’accélérer nous commande. Quel drôle d’amour, celui qui se voit ainsi convoité dans un espace-temps de plus en plus réduit !

Il s’agit d’un monde qui parle pourtant de plus en plus d’amour et qui confond amour et désir.
Que devient, dans ce monde, l’objet cause du désir, celui qui ne se trouve pas sur le marché, qui échappe au commerce international et qui nous rappelle que le sujet est en prise avec un inconscient véhiculé dans le langage … ?
Platon, dans le « Banquet » met en scène l’échange de sept convives autour de la question d’amour quand subitement arrive Alcibiade, qui voue à Socrate un amour dont Socrate ne veut pas.
Chacun des huit, apporte sa vision de l’amour, sauf Socrate, qui induit un espace de silence et donne enfin la parole à une femme absente, Diotime ! Ainsi Socrate souligne que c’est du côté d’une femme que se trouve la vérité sur cet objet qui assure l’échange dans que nous appelons communément l’amour.

L’amour s’adresse à un objet dans un au-delà. Cet objet a la particularité d’être un objet inatteignable … ce qui nous confronte avec une certaine déception, qui - le souligne Lacan - est frustration !

De cette frustration, Lacan dit qu’elle concerne moins l’objet en soi que le don, car le don ne concerne pas n’importe quel lieu … il est lié intimement à ce lieu Autre, ce lieu tiers, voire féminin, où il situe l’ordre symbolique des choses. L’inconscient. Un lieu, qui anime nos relations d’amour, un objet primordial dont les uns et les autres trouvent des substituts imaginaires sous des formes différentes, car c’est bien de ce qui manque, de ce qui est cherché au-delà d’elle ou de lui qu’il s’agit. (En occurrence du phallus pour la fille, de l’objet pour le garçon, l’amour de la mère…nous retrouvons le complexe d’Œdipe.)

Lacan, dans son séminaire « La relation d’objet » nous dit : « il n’y a pas de plus grand don possible, de plus grand signe d’amour que le don de ce qu’on n’a pas. » Ce qui laisse entendre que vous aimez parce que quelque chose en vous n’y est pas …vous en êtes manquant …et c’est ce Rien qui n’est pas rien, le creux que vous avez reçu que vous offrez à l’autre dans la relation amoureuse.

Autrement dit il y a dans toute dimension d’amour la rencontre avec un impossible, une chute, une déception qui fait écho à ce que nous avons abordé comme étant la condition inébranlable de l’espèce humaine : au langage avec sa structure langagière qui s’articule mot à mot, d’un signifiant à l’autre au prix d’un espace, celui qui se désigne comme un blanc entre les mots, un espace vide, celui de la coupure, du rien qui n’est pas un rien, un rien ambigu … qui mène à l’espace de l’inconscient, du lieu du refoulement par lequel s’exprime notre subjectivité, la particularité qui nous est propre.
L’inconscient parle. Il parle du sexe et ce qu’il dit sur le sexe porte sur la jouissance et sur ce que le sujet représente pour quelque autre, ce qu’on a et ce qu’on est … homme ou femme.

Ce qui pose question aujourd’hui - dans la mesure où l’espace qu’occupe l’inconscient est de plus en plus réduit - porte sur l’avenir de l’amour entre deux êtres sexués et sur le désir qui les anime.

Cet espace se trouve de plus en plus réduit parce qu’il est soumis à une sorte d’automatisation du fait d’une technologie puissante qui crée un langage préfabriqué et plein, un  « short message espace » (SMS) rempli d’un vocabulaire international mais appauvri.

Le temps des discussions, des échanges et des discours se rétrécit en faveur d’un temps passé devant les écrans.
Le langage se délite, la communication remplace la parole et l’esprit collectif et social est de plus en plus restreint, laissant la place à un esprit individualiste et populiste.

Hier encore, nous appelions un certain nombre de phénomènes « symptômes », expression d’un conflit inconscient qui se dévoilait dans la réalité d’un sujet par des manifestations relevant de la pathologie,
Aujourd’hui, ces mêmes phénomènes se trouvent pour un certain nombre d’entre eux intégrés dans la normalité. Les messages qui circulent dans notre civilisation ne sont plus ceux de la restriction et de l’interdiction d’ordre moral, du sacrifice et des rituels mais plutôt ceux de la consommation et de jouissances réussies. 

C’est la nouvelle économie « psychique » telle qu’elle était annoncée par Charles Melman lors des échanges en 2002 avec Jean-Pierre Lebrun dans « L’homme sans gravité » qui me sert d’appui afin de vous proposer aujourd’hui de parler de « nouvelle économie amoureuse ».

Des mutations dans les liens sociaux et leurs incidences sur la subjectivité de chacun sont à l’origine de « cette la nouvelle économie psychique » et des nouvelles normes qui en découlent. La question qui nous intéresse ici est de connaître le prix à payer, l’incidence sur le fonctionnement psychique.

Nous sommes dans une économie qui érode le symbolique, l’Autre, l’inconscient. Cette érosion comporte la mise en place de nouveaux objets libidinaux et la spécificité de ces nouveautés dans notre culture s’imprime dans l’émergence de nouvelles formes d’expression de malaises psychiques et somatiques. L’écrasement de l’espace-temps du psychisme semblerait d’avantage marquer le corps aujourd’hui. En dehors du fait que les corps se trouvent de plus en plus marqués par des inscriptions diverses telles le tatouage, les scarifications et diverses anneaux, nous rencontrons de plus en plus des corps qui bougent et ne tiennent plus en place, des corps animés par un besoin de déplacement permanent, que cela concerne l’espace familial, professionnel ou sentimental.

Si notre rapport au corps se trouve soumis à des changements radicaux, c’est alors dans notre rapport à la jouissance et à la sexualité que cela se manifeste.

Connaissez-vous le mot métrosexuel ? C’est un journaliste britannique (Mark Simpson) qui l’a inventé en 1994. Il décrit ainsi un être hétérosexuel fortement soucieux de son apparence, porté sur la mode et la cosmétique, l’alimentation, la musculation, les soins esthétiques ; la coiffure et l’épilation …un corps préoccupant… qui ne nous confronte plus avec cet incontournable défaut, malheur face à son imperfection et la question de son appartenance, mais avec l’injustice et la contrainte, une sorte de brutalité par rapport à laquelle nous demandons réparation.

Finalement nous accédons ainsi à une nouvelle forme de liberté. Nous sommes enfin libérés d’une sorte d’autorité qui se trouvait jusqu’ici dans des références familiales (patriarcat), religieuses ou dans d’autres instances tutélaires et qui exigeaient un certain nombre de sacrifices organisés autour de rituels et de lois symboliques.

Le déclin de la figure paternelle comme de celle de l’autorité, qu’elle soit politique, policière, enseignante, médicale, ecclésiastique ou autre, le fait que ces « autorités » sont frappées de suspicion, entourées d’irrespect et entraînées dans des procès d’ordre moral, n’arrange certainement rien à la lente déchéance d’un système révolu. Pourtant c’est dans la référence à un tiers, une autorité qui est d’abord familiale que se forge le soi-disant « choix » sexuel d’un enfant. Mais nous voulons désormais être tous sur le même pied, libres et à égalité dans ce monde où c’est d’abord le numérique qui dicte nos comportements, nos perceptions, sensations, pensées et organise nos vies collectives. Enfin fini avec l’avoir et l’être le phallus … homme, femme… vive le masculin et le féminin, le genre.
Ce que savait Œdipe sur la question qui lui était posée, de celui qui de quatre pattes aux deux jambes aboutit enfin au bâton de vieillesse, se résume aujourd’hui dans le numérique, qui, je vous le rappelle, consiste dans une alternance à pied d’égalité entre le 0 et le 1, le Bit, le même du plus jeune âge au plus avancé.
Des logiciels indiquent aux machines modernes la façon dont elles doivent traiter différents types de données qui sont toujours des séquences de chiffres binaires. Dans le monde de la cybernétique il n’y a pas de tiers, pas cette tension qui fait que l’un existe sur fond de présence de l’Autre. Le trou est comblé voire inexistant et cela a bien des conséquences : la machine ne connaît pas l’inconscient.

La machine nous fascine et nous attire. Elle nous offre à la place de l’amour un monde rempli de jouissances. Vous avez peut-être entendu parler de Dau, ce projet du cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky, ce théâtre immersif que le théâtre du Châtelet et centre Pompidou ont hébergé du 24 janvier au 17 février cette année ? Dau est la contraction de Lev Landau, prix Nobel de physique, qui est connu pour ses travaux sur le comportement de la matière à très basse température. C’est dans le décor reconstitué de l’institut physiquo-technique d’Ukraine de Landau à Kharkiv que Dau est tourné. Dau est un ensemble de quinze films dont le plus long a une durée de neuf heures. L’ensemble crée une immersion dans un monde clos et totalitaire. Comment s’en sortir et quoi y vivre ? A la place de son smartphone habituel le spectateur qui a payé son visa d’entrée, se laisse guider par un Dau-phone. Le spectateur participe et démarre par un des quinze films dans une cabine avant d’accepter une proposition d’entretien avec un prêtre, pope, Rabin, imam ou chaman …il écoute éventuellement une conférence…ou regarde une expérimentation scientifique, muni d’un casque délivrant des stimuli psychiques ou sexuels… il est à la découverte d’une performance particulièrement violente ou démesurée… Il y a à boire et à manger, du bruit et de la musique…le spectateur se voit en train d’être filmé … de jouir de ces terribles expériences. Une expérience tout au moins particulière et interrogeante qui témoigne du possible accès à une zone qui jusqu’à là a été interdite, appartenait au monde du sacré et qui, ainsi dévoilée, témoigne de notre « goût pour le pire, pour l’interdit », pour la manipulation et la destruction de valeurs anciennes en échange contre un paquet de jouissances.
La « nouvelle économie amoureuse » ouvre la voie à un amour propre sans limite, un amour donné de soi à moi,  qui se déplie aussi dans un choix entre transsexualisme, asexualité, homo et bisexualité à la suite de ce que nous avons antérieurement appelé une « nouvelle économie psychique ». Là où les lois symboliques ne fonctionnent plus, là où l’inconscient ne fournit plus aucun discours, des lois réelles se mettent en place, confirment le changement et tranchent, non pas la côte d’Adam pour créer la femme, mais en faveur d’un espace unique et neutre pour tous.
Pour terminer, je voudrais évoquer quelques changements de lois (non pas symboliques mais réelles) avec vous et discuter à la suite sur ces phénomènes nouveaux, qui portent sur l’imaginaire en appui au réel des sciences, du numérique et l’écriture des lois.
En droit « dit positif », les sexes sont classiquement féminins et masculins. Depuis 1970 le terme « égalité des sexes » permet d’évoquer la notion de fonctions remplies de manière identique par une femme ou un homme. Depuis 1999 la loi offre un égal accès aux femmes et aux hommes pour un mandat et/ou une fonction élective mais aussi pour la plupart des responsabilités professionnelles et sociales.
Dès lors, l’homosexualité, l’amour pour un être du même sexe a commencé à perdre sa lourdeur morale et l’interdit d’une sexualité unifiant deux sexes identiques s’est levé.
Peu après, les premiers cas d’ambiguïté sexuelle ont été sérieusement examinés par la loi. Entendons par ambiguïté sexuelle d’abord une ambiguïté physique. Il existe des pathologies chromosomiques qui conditionnent un corps dit hermaphrodite. Le plus fréquent est celui de la jeune fille d’une extrême beauté qui ne présente ni vagin, ni utérus ni d’ovaires mais des testicules atrophiés intra abdominaux. L’étude des chromosomes dévoile un profil mâle avec des génomes X Y. Le problème réside dans l’absence de récepteurs aux androgènes et sur le plan physique apparent le jeune adulte est d’allure féminine. C’est d’ailleurs ainsi qu’en général ces femmes sont éduquées, nommées et parlées depuis leur plus jeune âge. La question de l’identité sexuée ne se pose qu’à partir de l’absence des menstruations et enfin l’absence du vagin, de l’utérus et des ovaires. La jeune femme que j’ai accueillie était troublée par le diagnostic génétique mais identifiée par sa nomination côté femme !
En Allemagne les tribunaux ont décidés en le 10.10.2017 que dans des cas similaires le sujet concerné peut figurer sous le registre « divers » et non pas comme on peut le lire parfois sous l’existence d’un sexe dit « indéterminé ». (1) En France, pour l’instant, la cour de cassation a refusé la demande et la renvoie au législateur. Une telle inscription dans la loi déplace le cas du registre du pathologique, et donc du médical, au registre de la norme et en dehors du fait qu’elle interroge la valeur actuelle et l’impact de la parole dans notre société, elle le situe du côté d’un possible choix et ouvre la porte aux questions du transsexualisme.
A l’époque où j’étais encore Interne de Psychiatrie, à l’hôpital Gourmelen, à Quimper, un ancien asile, nous connaissions tous celui qui était probablement encore le seul transsexuel de Quimper. Sans doute, il souffrait des effets d’une structure psychotique. Nous en étions alertés et nous éprouvions à son contact un sentiment d’extrême étrangeté.
Aujourd’hui la rencontre avec le transsexualisme est devenue une rencontre habituelle et fréquente pour un clinicien et certains collègues n’y trouvent aucun indice orientant vers une structure psychotique.
Contrairement au fétichiste que nous ne rencontrons que rarement directement - il nous est décrit par son environnement - le transsexuel vient facilement consulter et en effet pose question.
Il consulte, non pas pour s’interroger sur cet étonnant phénomène de rejet de l’aspect « faussement sexué » de son corps, mais afin de trouver une validation officielle auprès d’un professionnel du psychisme de sa demande de changer de sexe à l’aide d’une chimie hormonale et de la chirurgie.
Homme et femme à la fois dans un seul corps, du moins durant un long moment (car les chromosomes ainsi que les histoires anciennes en portent la trace), c’est le comble du délire le plus célèbre des écritures délirantes : celui du président Schreber ! Et la question de l’altérité telle que nous l’avions posée, celle d’un espace tiers, celui de « l’inconscient » qui se trouve ainsi « à ciel ouvert », non borné … libéré de toute contrainte !
Pourtant la loi dit aujourd’hui très clairement que le transsexualisme n’est pas une maladie. Le 6 août 2012 une loi proscrit la transphobie et réprime les comportements transphobiques.
Depuis 2012 la loi autorise le changement d’état civil, dans un premier temps seulement après avoir subi un réel changement relatif au sexe soit une stérilisation ou un traitement, par la suite depuis 2016 dès lors que la personne se présente publiquement comme appartenant au sexe revendiqué, qu’elle soit reconnue sous ce sexe revendiqué par son entourage familial, professionnel et amical et qu’elle ait obtenu le changement de prénom. Elle n’est plus obligée d’avoir subi le traitement médicochirurgical de la transformation.
Dans le cas d’un transsexuel qui a subi une conversion sexuelle en homme vivant avec une femme, cette dernière a le droit au recours à une PMA.
Un dernier mot en pensant à l’Eurovision 2019 à Tel Aviv. Une de mes amies et collègues analyste, Françoise Richard, m’interrogeait sur ce/un jeune artiste nommé Bilal Hassani qui chante « Roi ». « On choisit son travail, ses amis etc. » Je vous invite à discuter avec nous.
Voilà quelques exemples concrets qui parlent d’un profond changement dans la considération de ce qui nous anime, ce lieu qui est celui de l’altérité, de l’Autre. Que représente un homme pour une femme et que représente une femme pour un homme aujourd’hui ? L’envahissement des jouissances, tous identiques les uns aux autres de la dimension symbolique, du langage et de la parole et de la dimension imaginaire de nos pensées, sentiments et amours, se paye au prix d’une réduction considérable de cet espace noble qui était et qui sera encore et toujours celui qui sème le trouble dans nos existences sexuées, celui de la naissance du désir.
« La nouvelle économie amoureuse », témoigne d’une mutation, qui nous incite à rester interrogés, ouverts aux discutions, réflexions et débats sur le statut du pathologique et de la norme, sur l’avenir de l’être humain en tant que sujet, parlêtre des lois du langage.
Le résultat est déjà presque parfait …!
Patricia Le Coat Kreissig

 

(1) Kann das Kind weder dem weiblichen noch dem männlichen Geschlecht zugeordnet werden, so ist der Personenstandsfall ohne eine solche Angabe oder mit der Angabe „divers” in das Geburtenregister einzutragen.