Cyrille NOIRJEAN : Hardi art-dire : séminaire d'été – ALI 2014

Hardi art-dire – Cyrille Noirjean, séminaire été – Ali 2014

 

Ce topo propose quelques monstrations des propos de Lacan dans le Sinthome, plus précisément dans les leçons IV et V – je serai donc moins démonstratif que les collègues de ce matin et vous laisserai le soin faire la tresse – ou la dentelle – qui conviendra entre mes propositions et le dire de Lacan.
Depuis ce matin, nous citons tous les mêmes passages du Sinthome, mais les lectures et les écritures que nous pouvons en faire sont très polychromiques.
Le titre évoque clairement quel fil m'a retenu au Sinthome, fil que Lacan énonce dès la première leçon, à savoir les questions sur l'art :
« En quoi l'artifice peut-il viser ce qui se présente comme symptôme ?"
« En quoi l'art, l'artisanat peut-il déjouer ce qui s'impose du symptôme à savoir la vérité ? »

Ce qu'il reprend au début de la leçon du 13 janvier ainsi :
« Qu'est-ce que c'est que le savoir-faire ? Disons que c'est l'art, l'artifice, ce qui donne à l'art, à l'art dont on est capable, une valeur remarquable. »
Nouer l'artiste à l'artisan, puis au savoir-faire, en 1976 n'était déjà plus une évidence, tant les pratiques modernes et contemporaines de l'art ont tenté de se défaire de ce qu'il en est du rapport au savoir-bien-faire et à l'artisanat, au beau en somme. Parmi les très nombreux courants ou écoles artistiques je pourrais faire référence à Dada et aux surréalistes, mais aussi à Fluxus, qui avait en 76 déjà plus de 15 ans.
Une première question se pose dès lors : est-ce que le savoir-faire de l'artiste est le même que celui du potier ? Les artisans expliquent qu'on ne maîtrise sa pratique que lorsque l'on parvient à oublier le geste. L'artisan a acquis une connaissance telle, un maniement tel qu'il peut oublier ce qu'il fait pour le faire. Il l'oublie ; ça s'est inscrit ailleurs, en l'espèce il se soutient d'un savoir qui lui échappe. Cet élément constitue un premier pas dans la résolution de cet écart.
Dans cette même leçon de janvier 1976, Lacan, après avoir noué art-artisan-artifice, continue en parlant de la jouissance, ce qui fait écho à une définition du savoir qui se trouve dans Encore (13 mars) :
« La fondation d'un savoir, [...] c'est que la jouissance de son exercice, c'est la même que celle de son acquisition »
Exercer et acquérir font un pas-de-deux : j'ouis sens du pas-de-deux qui nie le deux, et dessine, une tierce, une place tierce que l'objet, la production, viendra occuper. Il s'agit déjà d'un nœud borroméen.
Mais la production du potier et celle de l'artiste diffèrent en ceci que l'objet produit par le potier a une valeur d'usage évidente, en revanche quel est l'usage de l'œuvre d'art ? Comment en user ? Comment l'user ?
Joyce a désigné l'usure à laquelle il destine son œuvre : le discours universitaire. Ainsi pour lui, il s'agit, depuis son œuvre, d'en appeler à un discours qui fera tenir en place de vérité, le S1 qui, précisément pour lui défaille, en vue de produire, le sujet James Joyce. Il entend donc prescrire la lecture qu'il conviendrait de faire de son œuvre.
Lacan mettait en garde contre cet élan à venir se loger dans la place prescrite par la jouissance déjà à propos du texte de Joyce :
« Mais cette dimension du se lire est-ce que ce n'est pas suffisant pour vous montrer que nous sommes dans le registre du discours analytique, que ce dont il s'agit dans le discours analytique, c'est toujours à ce qui s'énonce de signifiant que vous donniez une autre lecture que ce qu'il signifie. Mais c'est là que commence la question. » (Encore) Il ne s'agit pas de venir se loger dans cette place désignée, sera pris qui croyait prendre. Ce qu'il convient, au contraire, la bonne logique serait de déjouer ce qui s'impose du symptôme...
Quelques lignes plus loin dans la même leçon d'Encore :
« C'est que non seulement vous supposez l'inconscient savoir lire, mais vous le supposez pouvoir apprendre à lire. Seulement ce que vous lui apprenez à lire n'a alors absolument rien à faire, en aucun cas, avec ce que vous pouvez en écrire. »
Une lecture qui permet une écriture, celle de Lacan lisant Joyce, lisant & écrivant Joyce, voilà la visée. Une écriture non pas sur l'art ; il ne s'agit pas de produire une esthétique, qui prétendrait à l'extériorité d'un regard porter sur, mais l'écriture d'un nouage. On y parvient en lisant, en écrivant pour paraphraser Julien Gracq.
Je rejoins là les propos d'hier, le Sinthome n'est pas simplement un séminaire sur Joyce, ni une application de la psychanalyse à James Joyce mais bien la proposition d'une éthique, d'une écriture nouvelle qui concerne la pratique psychanalytique.
Vous avez entendu l'équivalence de structure de l'écriture – celle du lecteur qui écrit en lisant, et de l'écriture borroméenne : la jouissance de son exercice et la même que celle de son acquisition, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça ravit la maîtrise. C'est par l'exercice qu'on est enseignant ainsi entend-on la fonction de l'enseignant au sens plein.
Une bonne méthode, qui « devrait mettre un terme à la goujaterie d'attribuer la technique avouée d'un auteur à quelque névrose [...] le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie.
C'est précisément ce que je reconnais dans le ravissement de Lol V. Stein, où Marguerite Duras s'avère savoir sans moi ce que j'enseigne » (Lacan, Hommage à Marguerite Duras, 1965). La voie que Lacan fraye est l'abord de l'œuvre d'art par le discours psychanalytique.
Qu'en est-il donc de cet abord ?
L'œuvre est en place d'agent, l'œuvre enseigne une bonne logique qui ni ne fige dans la position de maîtrise du commanditaire, ni dans la savanterie de l'universitaire, ni même dans la résistance hystérique... L'œuvre est en place d'agent, plus précisément, place déjà teintée du semblant, ce qui n'est pas sans rapport avec l'artifice. Je vous renvoie à la leçon du 9 mars : « Joyce, [...] ne savait pas qu'il faisait le sinthome. Je veux dire qu'il le simulait. Il en était inconscient. Et c'est de ce fait qu'il est un pur artificier, qu'il est un homme de savoir-faire. C'est-à-dire ce qu'on appelle aussi bien un artiste. »
À méconnaître cette dimension, ce qui est le propre du discours universitaire, on met le feu aux poudres du sens, sens et symptôme prolifèrent... Et avec Joyce, c'est facile !
Je vous propose donc de suivre l'invite de Lacan : « Il faut le faire ! Ça se réduit à l'écriture » et de quitter Joyce pour une œuvre différente, une image.
Aussi a-t-elle une double vertu ; celle de rappeler que le nœud on y entre par l'imaginaire, qu'en dehors de la métaphore du sac on a des difficultés à penser ce qui révèle la structure réel, symbolique, imaginaire. Par ailleurs, le nœud écrit, est certes une écriture, mais c'est aussi une belle image... Mais aussi celle de rappeler qu'une image peinte, mais c'est aussi valable pour la photographie et les images en mouvement, qu'une image faite de mains d'homme est une écriture en attente d'être lue.
Il s'agit du célébrissime tableau de Velasquez que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Les Ménines (Las Meninas), mais qui jusqu'en 1843 était épinglé de « El cuadro de la Famillia » (Le tableau de la Famille). Œuvre pour laquelle le discours universitaire – comme à propos de Joyce – s'est embrasé précisément dans le collage à ce que signifie ce qui est représenté.
Pour les Ménines, on sait tout : nommer chacune des figures représentées sur la toile ; désigner la salle dans laquelle se tient la scène ; nommer chacun des tableaux accroché dans la salle, y compris ceux sur le mur de droite. On sait aussi que le tableau met en scène les conditions de sa représentation (dit ainsi c'est Foucault), mais je vous cite Daniel Arasse, qui ramasse en cette phrase ce autour de quoi les historiens ont tourné en rond :
« Alors que le peintre du roi peignait dans son atelier le double portrait du roi et de la reine, l'infante Marguerite est descendue voir ses parents accompagnée de ses suivantes. C'est ce moment familial et privé, que le peintre a peint et met devant vos yeux »
Chaque élément du tableau a son référent dans la réalité ; or ce qui semble être le sujet même du tableau, à savoir ce double portrait du Roi et de la Reine auquel Velasquez est occupé, qui vient à la fois trouer l'image et voiler le trou par ce qu'il désigne : une toile, le châssis d'un tableau, c'est-à-dire un voile tendu dans le cadre une fenêtre, cet élément manque dans la réalité. Un historien l'a cherché, ce tableau, au moins en référence dans l'inventaire des collections royales, et bien entendu ne l'a pas trouvé. Pour cause, au moment de la production des Ménines (1656-1659), de la même façon que le « regardeur » contemporain du « Cadre de la Famille » identifiait les figures qui se reflètent dans le miroir, de la même façon, il savait qu'un double portrait royal ne pouvait pas être le prétexte de cette fiction. Le double portrait est hors du champ des possibles, ça ne s'écrit pas comme ça : pour représenter le Roi et la Reine on faisait deux tableaux, accrochés en pendant l'un de l'autre, ce que Velasquez fit par ailleurs. Mais dans Les Ménines, Velasquez est artificier, il met le feu aux poudres et l'universitaire ouit sens...
Ici, nous rencontrons un premier impossible qui vient faire limite à la jouissance. Impossible de voir l'avers de la toile dans le tableau, çavoir ce qu'il représente, on n'y voit rien ! « On n'y voit rien » qui est le titre du recueil de Daniel Arasse, dans lequel se trouve le texte sur Les Ménines, qui me sert ici d'appui...
Changeons de registre.
Le peintre des Ménines, Velasquez est dans le tableau "img" en plusieurs dimensions : en image, il s'est re-présenté peignant. Il y est aussi comme traces, celles du pinceau sur la toile. Il y est, et il n'y est pas/plus : il y est comme semblant...
Ce dispositif est mis en jeu sur d'autres scènes. D'abord pour le couple royal : l'origine et la fin du tableau. Origine puisqu'il s'agit ici d'une commande du Roi, origine aussi de la famille représentée. Fin supposée : le reflet désigne une ex-sistence au cadre, une place où se tient le couple et pour bien enfoncer le clou de l'importance de l'instance qu'il représente, non seulement le reflet place le couple hors cadre, mais la quasi intégralité des figures représentées regardent dans la direction de leur place supposée. Le miroir certifie l'existence de cette place aujourd'hui vide, le miroir voile l'absence.
C'est le traitement autre d'une extériorité, d'un impossible : nous qui sommes hors du cadre de la famille, nous n'avons d'accès à ce qui la fonde et la fait tenir, que par le reflet. De on n'y voit rien on passe à on voit un bout du rien.
Regardons maintenant ce Cadre de la Famille, dans toute son imposante réalité – je vous rappelle qu'il mesure trois mètres vingt et un par deux mètres quatre-vingt. Depuis la peinture une place nous est désignée, à nous regardeurs, depuis le point de fuite (à la fois dans et hors le tableau) qui vient désigner de notre côté le lieu où nous devons nous tenir. Foucault dit au lieu même où le Roi et le Reine se tiennent ; il a tort. Le point de fuite se trouve certes, au niveau du regard du Roi, mais dans l'avant-bras replié de Nieto Velasquez. De cette place, désignée par le tableau (un peu à côté de la place du couple royal) grâce au jeu des reflets, nous pourrions voir le tableau que Velasquez peint, par l'intermédiaire du miroir, si ce n'était pas un miroir peint – si ça n'était pas un image virtuelle.
Nous pourrions le voir, et nous le voyons. Le tableau que Velasquez peint, est celui qu'il a peint : le très grand tableau auquel Velasquez s'affaire quel est-il sinon le Cadre de la famille, lui-même... Il peint ce que nous voyons déjà peint : le tableau se contient lui-même.
Ce qui je viens d'essayer de produire à l'instant est une monstration, de la proposition de Lacan : « Trouver un sens implique de savoir quel est le noeud. Et de le bien rabouter grâce à un artifice. Faire un noeud avec ce que j'appellerai une chaî-noeud borroméenne, est-ce qu'il n'y a pas là abus ? » (13 janvier 76)
Lacan fait sur le nœud deux épissures, l'une au point de croisement de l'Imaginaire et du symbolique au niveau du sens, la seconde qu'il dit nécessaire, au point de croisement du symptôme et du réel. Elle est nécessaire pour ne pas tourner un rond dans le discours universitaire et vient faire entendre quelque chose du côté de la duplicité.
La présence en acte dirais-je du regardeur – j'emprunte ce signifiant à Duchamp, nous pourrions pour conserver une homophonie familière l'appeler regardant – permet que ça fasse nœud et non plus chaine-nœud. Une écriture topologique serait le nœud de trèfle ouvert, constitué à partir de la chaîne borroméenne sur laquelle on a pratiqué les deux épissures.
Dans Les Ménines, ce qui est à voir était déjà là, comment ne pas entendre la résonnance avec l'assertion de Freud : Wo es war, soll ich werden ? La force des Ménines, c'est de dévoiler ce qu'il en est de la structure R, S, I, et de la manière dont nous pouvons y être. Le es est déjà là, c'est à cet endroit qu'un Ich peut venir, le Ich est celui non pas de l'artiste, mais du regardeur...
L'acte de faire le nouage, d'écrire le nœud, dépose la chronologie et fait passer dans un temps logique : dans une chaine borroméenne à trois, aucun de R, de S ou de I n'est premier, leur position et leur qualité sont équivalentes et interchangeables. C'est dans l'entretien – dans l'instant de ce qui se tient entre – qu'un bout de réel peut se serrer... Cet entretien ouvre sur l'avènement d'un possible : ça cesse, de s'écrire. Ça cesse du fait de s'écrire, dès lors, une écriture autre est possible.
Il ne s'agit pas de nier ni de forclore l'instance qui met en place le jeu et la règle (ici représentée dans le reflet du miroir) et pourtant, cette écriture autre, rien ne vient la garantir : « on n'est responsable que dans la mesure de son savoir-faire ».
« On n'est responsable que dans la mesure de son savoir-faire » parce qu'il n'y a de Savoir absolu que dans le Réel (L'insu que sait... 15 février 77).
Voici un exemple qui montre qu'à aller chercher une garantie hors de la bonne logique de la structure, ça rate. Je l'emprunte à Jacques Aubert : « Il y a un exemple très connu condensé dans un petit morceau de phrase : « one love, one fear ». Un jour un type à dit à Joyce qu'il avait enfin trouvé la solution à son énigme. « Love » au tennis signifie « zéro » et « vier » en allemand signifie « quatre », même si l'orthographe de Joyce disait « un amour, une crainte ». En décodant, le type annonce à Joyce que sa phrase signifie donc un, zéro, un, quatre. Soit 1014. Il s'agit d'une grande date de l'histoire d'Irlande, la bataille de Clontarf dans la baie de Dublin où selon le mythe irlandais ils auraient repoussés l'envahisseur Vikings... Joyce lui dit alors que c'était formidable qu'il connaisse le numéro de téléphone du pub de Clontarf : 1014 était en plus le numéro du pub... » (avril 2010)
Le ratage ce produit dans le temps supplémentaire, d'aller chercher auprès de Joyce la garantie, que la réponse est vraie. Le nœud fait à nouveau chaîne, une chaîne où l'imaginaire est une droite infinie, on peut infiniment découper un petit bout de sens... « Alors que si vous creusez, [...] ce que je veux dire par cette notion du Réel, il apparaît que c'est pour autant que il n'a pas de sens, qu'il exclut le sens, ou plus exactement qu'il se dépose d'en être exclu, que le Réel se fonde. » (Leçon IV)
L'artiste fraye la voie, l'œuvre nous permet d'accéder à l'écart entre le Savoir absolu, qui est dans le Réel, et le savoir-faire. Du reste la posture de Vélasquez sur la peinture nous indique la voie d'un faire qui se suspend pour reprendre.
Cette opération « en lisant, écrivant » ouvre sur une nouvelle modalité le savoir y faire. Mais je déborde sur le séminaire de l'année suivante, je m'arrête là donc en vous proposant une énigme, un poème de Picasso, l'un des premiers écrits en français, le 8 octobre 1935
« Si je pense dans une langue et que j'écris : " le chien court derrière le lièvre dans le bois " et veux le traduire dans une autre, je dois dire : " la table en bois blanc enfonce ses pattes dans le sable et meurt presque de se savoir si sotte. " »

QUESTIONS
Pierre-Christophe Cathelineau
Merci pour cet exposé très éclairant, j'avais néanmoins une question à vous poser, par rapport à ce que vous disiez de Joyce en particulier, est-ce que vous ne pensez pas que cette façon de prendre le réel relève d'un savoir... Est-ce que ce savoir-faire met au centre la question du dire, c'est une vraie question – ce que semble dire Lacan, la question du dire est centrale dans l'œuvre de Joyce et pourquoi ?

C. N.
Pourquoi... C'est ce qui fait le nœud de Joyce, c'est comme ça que lui peut le nouer.
P.-C. C.
C'est une écriture qui comme le suggère Lacan est un dire
CN
Ah oui !
P.-C. C.
C'est le titre que j'avais trouvé très intéressant de ce point de vue, parce que vous soulignez, que cet art est dire
C. N.
Oui, c'était une évidence pour moi, on est d'accord là-dessus
P.-C. C.
Il y a des savoir-faire qui n'impliquent pas un dire. Qu'est-ce qui caractérise un dire...
Est-ce qu'il ne vous semble pas que ce qui caractérise un dire et que vous montrez dans votre exposé, c'est quelque chose qui concerne, un Réel.
C. N.
Qui concerne un réel, oui. En tout cas, on a à tenir la corde de ce réel, pour paraphraser Lacan. Il faut qu'on fasse attention à ça pour ne pas se laisser embarquer dans une production de sens qui est facile. C'est ce qu'indique la citation extraite d'Encore, de venir coller le signifiant à ce qu'il signifie ça ne suffit pas à venir caractériser un dire.
MARC MORALI
Je me préparais à commenter la leçon 6 et vous venez me parler d'art. J'ai retenu dans votre propos au delà des mille pistes qu'il comporte notamment à propos de ce tableau qui a été commenté souvent parce qu'il offre sans doute un des modèles les plus intéressant qu'on puisse repérer de ce qu'on appellerait l'espace, tout à fait particulier, qui montre, comme vous l'avez très bien montré, qu'à tout point du tableau correspondrait un point de l'espace, sauf justement ce qui se passe devant, espace que Lacan a appelé l'espace projectif, qui montre d'une certaine façon quelles sont les conditions de la représentation.
Mais il y a une phrase qui m'a beaucoup intéressé parce qu'elle touche à ce fameux savoir-faire : la jouissance de son exercice, c'est la même que celle de son acquisition
Ça m'a évoqué ce que Lacan nous met comme avertissement concernant son commentaire de la question du Fort-da de Freud, c'est quelque chose qui me semble être dans le plus grand rapport avec ce qui ouvre ce séminaire, à savoir, la question de lalangue, d'une espèce d'archéologie du langage, Lacan dit, attention, attention, lorsque l'enfant joue au fort-da, il n'apprend pas à symboliser, il symbolise d'emblée, ça se met en place tout de suite.
Et je me suis moi-même poser la question de savoir, étant moi-même musicien, et s'est en partie de là que je parle, cette phrase, n'introduit pas quelque chose d'un peu éclairant concernant la question d'un dire, c'est-à-dire que dans le fonds, la jouissance d'un exercice étant la même que celle de son acquisition, voudrait d'une certaine façon dire, que lorsqu'on répète un trait, et peu importe que ce soit de parole de musique... est-ce que dans le fonds, il n'y pas là quelque chose dans cette jouissance quelque chose d'une perpétuelle déception. Puisque cette répétition comme telle ne peut que constater que il n'y a rien à attendre de cet exercice à l'infini qui consiste à acquérir un savoir-faire.
C. N.
Je ne serais pas d'accord. Je ne sais pas ce qu'il y aurait à attendre. Cette phrase de Lacan, elle me semble décrire précisément quelle attitude on doit avoir face au nœud borroméen, et face à tout œuvre d'art, si tant est qu'on veuille y aller autrement que comme un dilettante. Si on ne passe pas par un exercice, celui d'écrire le nœud borroméen, se prendre les doigts dans les ronds de ficelle, de la même manière que dans une pratique artistique : il faut y aller, que si on a pas cette pratique là on n'en acquiert aucun savoir. Qu'il n'y a pas de savoir extérieur, plutôt que le savoir auquel on peut accéder c'est un savoir-faire...
M. M.
Ce qui n'exclut pas que dans le fonds on ne cesse pas de se tromper.
C. N.
Oui
M. M.
Voilà, c'est pour ça que je dis ça. Il y a là dans le fonds la seule surprise qui peut jaillir à cet endroit là, n'est pas la surprise de la réussite, c'est toujours la surprise de l'échec. C'est-à-dire d'un moins de jouissance
ESTHER TELLERMAN
Juste ce point là quand vous rapprochiez ce tableau des dires de Lacan sur Joyce, en disant que ce qui est à voir est déjà là, effectivement ça me fait penser à cette phrase de Lacan sur le parasite langagier : le psychotique en sait plus que nous sur le fait même que le langage soit un parasite, il en sait plus que nous de part le biais des paroles imposées et donc je me demandais si justement ce n'était pas cette aliénation première, qui se faisait par le savoir-faire de l'artiste, écriture ou peinture. Dans le fonds, est-ce que dans ce tableau, ce qui est inscrit ce n'est pas cette aliénation première, d'un irreprésentable.
Et je me demandais aussi pourquoi vous aviez pris ce tableau en relation avec Joyce...
C. N.
J'ai choisi ce tableau, parce que, pourquoi, j'en sais rien du tout, il me semblait que celui-ci était suffisamment, discuté, d'abord par Lacan, pour que tout le monde ici ait une idée de l'image avant que j'en parle...
E. T.
C'était simplement, qu'est-ce qui vous inspire, la relation à l'écriture joycienne, c'est-à-dire à la matérialisation de ce trou.
C. N.
Ce qui m'inspire dans ce tableau, c'est que le discours universitaire s'embrase de la même manière pour les Ménines que pour l'œuvre de Joyce, c'est là où j'entends une résonnance.
Dans l'écriture de Velasquez, pas l'écriture de son coup de pinceau, mais la structure du tableau, l'échange des regards, ce miroir qui en arrière plan qui vient montrer et même temps voiler...
JEAN BRINI
Il se trouve que je dois commenter la leçon 6, j'ai une hypothèse qui peut servir de réponse ou de contrepoint à votre question, je vais vous lire un passage, vous me direz :
« Le Réel se trouve dans les embrouilles du vrai. Et c'est bien ça qui m'a amené à l'idée de noeud qui procède de ceci que le vrai s'autoperfore du fait que son usage crée de toute pièce le sens. Ceci de ce qu'il glisse, de ce qu'il est aspiré par l'image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en tant qu'elle suce.
Il y a une dynamique du regard, centrifuge, c'est-à-dire qui part de l'oeil, de l'oeil voyant, mais aussi bien du point aveugle. Elle part de l'instantde voir et l'a pour point d'appui. L'oeil voit instantanément, en effet, c'est ce qu'on appelle l'intuition ; par quoi il redouble ce qu'on appelle l'espace dans l'image.»
Ce que j'entends dans ce passage, c'est premièrement auto-perforation du vrai dans l'énonciation, dans le dire, dans l'écriture de Joyce. Deuxièmement, mécanisme de même structure dans les Ménines.