Ce qui se joue entre un homme et une femme -Pierre MARCHAL -Mai 2023

Ce qui se joue(ie)
entre un homme et une femme

Pierre Marchal
Lyon, mai 2023


J’entends le titre de mon intervention de ce soir comme une question : la question de ce qui se joue entre un homme et une femme.
Toutefois cette question me paraît trop vaste, trop générale. Je me proposerai donc de l’entendre dans un contexte plus restreint : que pourrait-il bien se passer lorsqu’un homme et une femme se RENCONTRENT. Je veux dire qu’ils ne font pas que se croiser, quasi sans se voir…
Et pour rester dans nos bonnes habitudes, rappelez-vous cette chanson interrétée par Charles Trenet et, si mes souvenirs sont bons, reprise par Yves Montand :

Vous qui passez sans me voir
Sans même me dire bonsoir
Donnez-moi un peu d'espoir ce soir
J'ai tant de peine
Vous, dont je guette un regard
Pour quelle raison ce soir
Passez vous sans me voir ?
Un mot, je vais le dire "Je vous aime"
C'est ridicule, c'est bohème,
C'est jeune et c'est triste aussi
Vous qui passez sans me voir
Me donnerez-vous ce soir
Un peu d'espoir?

Et de reprendre. C’est un peu comme le « répons » de la liturgie grégorienne
Je vais le dire "Je vous aime"
C'est ridicule, c'est bohème,
C'est jeune et c'est triste aussi
Vous qui passez sans me voir
Sans me donner d'espoir
Adieu...
Bonsoir..
Plus qu’un long discours, cette chanson nous rappelle que, lorsque quelque chose se passe entre un homme et une femme, le discours social le réfère à l’ordre de l’amour. Il parle même de « tomber amoureux ». Reste, pour nous, à mesurer la pertinence de ce renvoi . D’une part à l’amour bien sûr, mais aussi au ‘tomber’ qui pourrait bien venir dire quelque chose du sort de l’objet petit a tel qu’il vient affirmer par sa chute même que le compte ne tombe jamais juste!

En 2015 , il y a donc 8 ans, vous nous aviez invités, Anne Joos et moi, un couple, à intervenir. Dans l’introduction à cette intervention, Jean-Luc avait relevé, avec beaucoup de pertinence, que l’argument de notre intervention faisait valoir, je cite Jean-Luc que « pour faire couple, il fallait un troisième ».
Ce troisième vaut pour le couple comme il vaut pour l’enfant, à savoir pour que s’opère la séparation d’avec ce que j’appelerais l’assujetissement à l’amour fusionnel, à l’amour qui fait Un du Deux, amour unifiant avec la mère. Séparation pour qu’au contraire, ce soit au signifiant qu’il soit assujeti. C’est ce que Lacan propose, me semble-t-il dans L’Angoisse avec le tableau de la division signifiante.
Je n’ai plus de souvenirs très précis de ce que j’ai pu soutenir il y a huit ans, mais aujourd’hui, je tiendrais qu’en effet il faut ce troisième qui n’est pas autre chose, vous l’aurez entendu, que le fameux « Nom du Père », dont on peut d’ailleurs, nous dit Lacan, « s’en passer à condition de s’en servir ». Et j’ajouterais : c’est en effet la condition pour qu’un couple puisse « réussir » ! C’est-à-dire : faire avec l’impossible du rapport sexuel. Là aussi je terai d’en sire un peu plus.
C’est d’ailleurs ce que Jean-Luc nous rappelait : « la voie de Lacan ce sera de savoir si c’est possible d’inventer un amour qui pourrait être nouveau en tirant parti de ce que nous amène la psychanalyse ». Cela aussi reste une question.

Cet enseignement de Lacan a sans doute continué d’être pris en compte jusque dans les années 70. Ce qui ne veut pas dire qu’il ait été vraiment entendu. Rappelez-vous l’insistance qu’il mettait à demander à son auditoire : « M’entendez-vous ? » et comment il commence la première leçon du séminaire Encore en proposant de penser la cure comme le trajet d’un « Je n’en veux rien savoir ». Je le cite :
« Je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement, c’était quelque chose de l’ordre du je n’en veux rien savoir. C’est sans doute ce qui aussi avec le temps, fait que encore je suis là et que vous aussi vous êtes là. (…) Il y a aussi chez vous un même -en apparence- un même je n’en veux rien savoir. Seulement, tout est là, est-ce le même ? (…) Je ne crois pas. Et même que c’est bien parce que vous me supposez partir d’ailleurs dans ce je n’en veux rien savoir, que ce supposé vous lie à moi. (…) S’il est vrai que je dise qu’à votre égard je ne puis être ici qu’en position d’analysant de mon je n’en veux rien savoir, d’ici que vous atteigniez le même, il y aura une paye ! Et c’est bien ce qui fait que c’est seulement, que quand le vôtre vous apparaît suffisant vous pouvez normalement vous détacher de votre analyse. » A bon entendeur … non pas salut, mais au travail ! »
J’entends là une allusion très claire à ce que nous appelons l’amour de transfert. Lacan centre le processus de la cure sur, à la fois la proximité entre lui-même et ses analysants tous retenus par ce je n’en veux rien savoir qu’ils partagent et une différence radicale de place. Même enjeux mais positions différentes quant à cet enjeu lui-même.
Nous pourrions paraphraser Lacan en disant : « Pourquoi êtes-vous encore là sinon parce que vous êtes mus d’un amour de transfert qui devrait permettre à votre jouissance de condescendre au désir qui serait vôtre ? » pour reprendre les termes mêmes de l’aphorisme que nous travaillons dans le Grand Séminaire de l’ALI, cette année.
ET donc, cet aphorisme décrit au plus juste ce qu’il en est du trajet de la cure comme le passage de l’amour de transfert au transfert de travail. Et on entend bien que cet amour de transfert, c’est le moteur qui va « permettre à la jouissance de condescendre au désir ».

Mais il nous faut bien faire un constat : depuis les années 80, les choses se sont considérablement modifiées. Vous le savez, dans la société qui est la nôtre, fleurissent ce que l’on nomme les « sites de rencontre ». On peut penser que de telles initiatives visent à maximaliser les conditions de réussite des rencontres (quel qu’elles soient) avec comme horizon de trouver la/le partenaire qui convient le mieux possible pour la rencontre souhaitée. Ce qui minimiserait au maximum le risque que comporte toute rencontre. L’idéal serait que le risque n’existe plus et que donc, le rencontre devienne une non-rencontre : cela tombe juste. Enfin ! Exit l’objet petit a ! Charles Melman avait justement repéré que dans la névrose obsessionnelle l’objet ‘a’ est découpé mais pas tombé.
Mais revenons à ces sites de rencontre. Une étude de l'Institut National de Démographie (INED), parue en février 2016, avait révélé qu'un français sur cinq se serait inscrit sur un site de rencontres. Cette analyse décortique aussi le profil des utilisateurs.
Sans surprise, les tranches d'âges 18-25 ans et 26-30 ans se montrent les plus actives avec des taux d'inscription de 40 % et 29 %. Cette « génération socialisée tôt aux pratiques numériques » est un groupe d'âges dans lequel on compte de nombreux célibataires. Les quadragénaires et les quinquagénaires ne sont pas en reste. Une progression fulgurante de l'usage des sites de rencontre a été observée parmi ce public.
Pourtant, si ces sites attirent toujours plus d'internautes, on remarque qu’ils ne participent paradoxalement encore que très peu à la formation effective des couples. 
Mais, comme je viens de le souligner, c’est que peut-être rechercher le partenaire idéal, quelque chose comme l’idéal du moi , c’est autre chose que de travailler à la réussite d’un couple !
On peut bien penser que ce succès actuel de ces sites de rencontre, disons plutôt de l’approche techno-scientifique de la rencontre d’un homme et d’une femme, ne sont qu’une version de la question anthropologique plus fondamentale qui concerne le fantasme du (ou de la) partenaire idéal(e), qui nous comblerait sans reste. Ce fantasme continue à nous poursuivre. Et pourquoi, dans cette quête, ne pas utiliser les informations que la science nous procure.
Je parle de « fantasme ». Est-ce bien approprié ? Je ne sais. On pourra y revenir. La formule du fantasme « S barré poinçon a » changera certainement de nature si , en place du « a », on visera
-soit un objet quelconque de satisfaction -et c’est sans doute cela la solution que propose le discours capitaliste-
-soit l’objet petit a qu’on peut entendre, me semble-t-il, comme ce qui signe la faillite d’un couple immédiatement réussi.

Tout cela n’est pas sans rapport avec l’idée d’une science comme savoir tout puissant. Un monde (technoscientifique) sans limites pour faire allusion à l’ouvrage de Jean-Pierre Lebrun. Je ne parle évidemment pas ici de la science telle qu’elle se construit dans les laboratoires par des scientifiques avertis mais de l’utilisation, par Google par exemple, que j’appellerais volontiers :  une « trucscience ». Je veux parler des « trucs », des « truquages » qui, comme dans le monde du spectacle, nous plongent dans l’illusion en voulant nous vendre l’illusion d’un savoir sans faille. Ce qui d’ailleurs, vous le noterez, n’est pas sans rapport avec cette toute puissance infantile qui nous habite tous, il me semble, dans les premières années de notre vie et dont c’est la fonction du Tiers, en introduisant la dimension de la négativité (« Just say No ») de nous en sortir.
Je viens de parler de l’illusion d’un savoir sans faille. Je voudrais vous faire remarquer que cela n’est pas chose nouvelle : dans l’Antiquité grecque, la philosophie s’est déjà coltinée à la « métis », l’intelligence comme ruse ! Voici, très brièvement, ce qu’en disait J.P. Vernant en commentant le livre qu’il avait publié, collaboration avec Marc Détienne sur cette question. Cet ouvrage était intitulé Les ruses de l’intelligence, sous-titré la métis des Grecs :
« La métis, c’est une notion dont il nous est apparu, au cours de notre enquête, et je dois dire dans une large mesure à notre grande surprise, que c’était une notion centrale pour comprendre la pensée grecque archaïque. En quelques façons, la pensée grecque, telle qu’elle s’exprime dans la religion, dans la pratique des artisans, des pêcheurs, des chasseurs, des navigateurs, aussi des hommes politiques, et avant que cette intelligence grecque ne soit mise en forme et dans une certaine mesure modifiée par ces intellectuels spécialisés que sont les philosophes…
Les philosophes ont opposé à cette « métis », l’« alétheia », la Vérité,  mot composé du a- privatif et du nom propre « Léthé », ce fleuve mythique où l'âme humaine, après avoir contemplé les « idées vraies » et avant de revenir sur terre, doit se baigner dans les « eaux oublieuses de ce fleuve » ! Notons que cette ‘métis’ est (et je cite Vernant) :
« … une notion centrale et notion très complexe, puisque le mot métis est d’abord un nom commun, qui signifie non pas l’intelligence mais une forme particulière d’intelligence qui est faite de ruses, d’astuces, de stratagèmes, et même de dissimulation, voire purement et simplement de mensonges. On peut dire que le héros humain de la métis, pour les Grecs, c’est Ulysse. C’est Ulysse polymétis, l’homme de toute les ruses, de tous les tours, de toutes le feintes, le débrouillard, qui sait se tirer d’affaire, et pas toujours de façon très franche, ni loyale, comme nous dirions, en quelques circonstances, si difficiles qu’elles soient où il puisse se trouver. »
J’en n’en dirai pas davantage, mais on entend bien comment cette dimension de la « métis », n’est pas sans rapport
-d’une part avec la logique sophistique telle qu’elle apparaît dans le sophisme inventé par Lacan avec l’histoire des trois prisonniers pour parler du « Temps logique », de ces trois temps qui scandent L’assertion de certitude anticipée : l’instant de voir, le temps de comprendre et le moment de conclure.
-d’autre part avec ce qui s’annonce dans le dernier texte des Ecrits de Lacan « Science et Vérité » où est amené que la Vérité ne saurait qu’être mi-dite. Nous aurons l’occasion d’en reparler plus longuement en décembre de cette année lors des journées organisées à l’ALI sur cette question du temps logique. Le temps n’est « logique » que dans la mesure où cette logique est nous dit Lacan, la science du réel. Comment comprendre cette affirmation. Je vous donne rendez-vous le premier WE de décembre ! (Temps logiques, ALI)

En tout cas, vous aurez entendu ma position quant à ces sites virtuels qui veulent « préparer » la rencontre et se donnent pour objectif de tenter d’éviter, autant que faire se peut, le risque inhérant à toute rencontre. Comme le faisait remarquer Camille Laurens dans un article qu’elle publie en 2016 dans l’Express, cette pratique a évidemment modifié nos rapports amoureux :
« D’abord les sites de rencontre ou les réseaux sociaux nous donnent l’illusion qu’un choix immense va nous permettre de trouver sans peine notre « autre » idéal. (…)
Autre est ici écrit entre guillemets pour bien pointer que cette altérité est illusoire, qu’il ne s’agirt pas vraiment d’un autre, mais d’un moi qui serait mon complément. Cela ne date pas d’hier. Déjà la mythologie antique disait combien nous étions fascinés par cet « autre » complémentaire. Et non supplémentaire comme le qualifiera Lacan à propos de la position féminine.
Je poursuis la lecture de Camille Laurens :
« Mais l’amour est une élection, pas une sélection (…) L’échange virtuel [privilégié dans ces sites de rencontre] permet de différer la vraie rencontre. »
A moins que, justement, ce qui soit recherché, c’est quelque chose de l’ordre de la « jouissance » et non de l’amour. Ce qui nous renverrait à la triade de la jouissance, de l’amour et du désir telle que Lacan l’articule dans le séminaire sur l’Angoisse au moyen du fameux aphorisme auquel j’ai déjà fait allusion :
« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». 
On entend bien qu’il ne s’agit pas dans cet aphorisme de dénier la jouissance, mais de permettre qu’ elle condescende au désir. On pourrait entendre par là que nous sommes, le plus souvent, totalement insatisfaits de la jouissance qui nous est réservé du fait que nous soyons pris dans la logique du signifiant, à savoir une jouissance qui doit faire le deuil d’une jouissance sans limite !
Aphorisme qui, de mon point de vue, trouve toute sa dimension dans ce que Lacan a déployé dans le tableau de la « division signifiante » - et non de la division subjective bien que cette dernière en soit le point d’effet (de cette division signifiante). C’est d’ailleurs sans doute de cette manière qu’il convient d’entendre cette « définition », cette « caractérisation » de ce qu’il en est du signifiant dans l’économie duquel nous sommes pris, nous sommes des a-sujettis :
« Le signifiant c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant »
En d’autres termes : le sujet, ce n’est pas celui qui utilise le signifiant à des fins de communication. Ni même de nomination. Cette dernière supposant une autre opération, celle de la métaphore et qui nous introduit, au-delà de la paire métonymique, S1-S2, à la ternarité du nom du père.
Je reviens un moment au tableau de la division signifiante qui articule trois plans :
A / S ou le temps de la Jouissance
A barré / a ou le temps de la barre sur A, effet de l’objet petit a que Lacan nomme le temps de l’Angoisse
S barré ou le temps du sujet en tant que barré : le Désir
Et donc se pose la question de savoir quel rapport entre l’Angoisse et l’Amour. Puisque d’une part on a la triade que je viens de rappeler (Jouissance, Angoisse, Désir) et ce que l’aphorisme proposé par Lacan, articule (Jouissance, Amour, Désir).

Une autre voie que nous pourrions investiguer - et quand je parle « d’autre voie » il ne s’agit pas d’une alternative radicale mais d’une autre approche qui nous permettrait d’apercevoir … je ne sais pas trop quoi, disons quelque chose comme une autre issue à nos impasses - ce serait sans doute du côté de ce que Lacan avance de l’impossible du rapport sexuel. Je fais l’hypothèse que c’est à ce moment-là que surgit l’Angoisse si on le prend, cet impossible, au pied de la lettre : cet impossible d’une jouissance non entamée qui est la seule dont pourtant nous avons l’expérience et qui est liée à notre condition de parlêtre. La seule issue à ce surgissement de l’angoisse, c’est, je pense, l’évidence qu’on n’en sortira pas sans faire un deuil ; et si le sujet n’en veut rien savoir de ce deuil, se profile alors à l’horizon quelque chose comme d’une chute mélancoliforme : ce n’est plus l’objet a qui chute, c’est le sujet lui-même. A la limite, se profile la mort la mort.
C’est pourquoi il m’a toujours semblé qu’il nous fallait nous référer ici au texte de Freud Deuil et Mélancolie. Texte que j’interprète, une interprétation peut-être un peu forcée, comme ce qui met en mots le dilemme qui se joue dans le temps de l’Angoisse.
Mais le deuil de quoi ? Sinon d’un certain rapport à l’autre pour qu’y prévale quelque chose de l’ordre de la castration. Non pas comme Freud le développe dans le dispositif dans le complexe de castration où il s’agit, chez le petit Hans, de la peur de perdre son pénis. Mais de la mise en place du manque. Laquelle mise en place et pour Lacan une opération symbolique qui porte sur le moins phi imaginaire et qui est soutenu par le père réel. J’insiste sur ceci pour mettre en évidence par Lacan, et cela dès le séminaire IV La relation d’objet (1956-1957) des trois registres RSI.

Une autre remarque que je voudrai faire valoir, c’est que c’est précisément dans le séminaire L’Angoisse que Lacan insiste sur la problématique du deuil, la reprenant bien sûr à Freud, mais en la relisant de son point de vue, c’est à dire en y intégrant précisément cette dimension symbolique du manque. C’est mon ami et collègue Denis Grilliat qui m’a rendu attentif à cela. Vous pourrez prendre connaissance, en post-scriptum, du texte qu’il avait présenté l’année passée lors que la préparation du séminaire d’été qui portait sur L’Angoisse. Vous trouverez son texte en post-scriptum.
Je résume brièvement la position de Lacan quant à cette question du deuil. Vous la trouverez explicitée dans la leçon X du 30 janvier 1963 (Version ALI, sans date), p.192.
Ces quelques lignes débutent par la conviction de Lacan que l’approche -il parle même de définition – du deuil par Freud est insuffisante : « Ce que Freud nous dit du deuil en tant qu’identification à l’objet perdu, n’est pas la définition suffisante du deuil. » Il s’agit donc d’aller plus loin. Je vous cite Lacan :
« Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire : j’étais son manque. Nous sommes en deuil de personne que nous avons ou bien ou mal traitée, mais vis-à-vis de qui nous ne savions pas que nous remplissions cette fonction : d’être à la place de son manque. Ce que nous donnons dans l’amour, c’est essentiellement ce que nous n’avons pas. Et quand ce que « nous n’avons pas nous revient », il y a régression assurément, et en même temps révélation de ce quoi nous avons manqué, à la personne, pour représenter ce manque.
Mais ici, en raison du caractère irréductible de la méconnaissance concernant le manque, cette méconnaissance simplement se renverse, et à savoir que cette fonction que nous avions d’être son manque, nous croyons pouvoir la traduire maintenant en ceci que nous lui avons manqué, alors que c’était justement en cela que nous lui étions précieux et indispensable. »
Une fois encore nous sommes ramenés à cette question du manque dont l’inscription vient signer l’opération de la castration symbolique et permet au sujet de « s’autoriser de soi-même ». Ce qui n’est pas sans risque et convoque un certain courage.
Je me permettrai de conclure mon propos de ce soir avec une référence au séminaire Encore et à cette déclaration qui, me semble-t-il, concorde assez bien avec ce que je viens de vous rappeler du propos de Lacan quant au deuil, mais aussi sur le thème de votre cycle de conférences de cette année, à savoir : « L’énigme du désir ». Le séminaire Encore est ponctué d’une énonciation de Lacan
« La jouissance de l’Autre n’est pas le signe de l’Amour »
Et donc, la jouissance de l’Autre ne peut nous permettre un accès au désir. C’est au fond une bonne manière de conclure le trajet que je vous ai proposé ce soir.
Je terminerai avec une question me reste que je voudrais vous poser : pourquoi parler de l’énigme du désir ? Pourquoi le désir serait-il une énigme ? C’est-à-dire un signifiant dont le sens, non seulement comme tout autre signifiant déploie une polysémie, mais qu’il s’agirait, ici dans le désir, d’un sens caché, inaccessible. Peut-être faudrait-il entendre là qu’il s’agit d’une tentative de dire le réel, ou plus justement encore de présenter le Réel, l’indication d’un trou qui « consiste » et vient nous confronter à l’impossible.
Et … je vous proposerais un commencement de réponse, mais j’attends vos commentaires, voire vos objections que c’est précisément dans la rencontre.
Comme vous l’entendez, j’en reviens au début de mon propos. C’est cela qui se joue dans le discours contemporain pour rendre compte à la fois de la rencontre que l’on qualifie d’amoureuse entre un homme et une femme, de leur engagement réciproque, le plus souvent aujourd’hui éphémère, même s’il dure un peu plus qu’un jour ! Comme le suggère l’étymon d’éphémère : ce qui ne dure qu’un jour.
Mais, encore une fois, toute la question est de savoir de quel amour il s’agit ! Car, nous le savons, l’amour est aujourd’hui mis à toutes les sauces. Dans le couple bien sûr. Mais aussi dans tout ce qui commande le rapport social.
Voilà. J’en ai terminé pour ce soir et je vous laisse la parole.


Post-scriptum : Le texte de Denis Grilliat.

Je vous propose quelques remarques suscitées par une formule de Jacques Lacan – formule qui s’affiche dans une sorte d’aphorisme – que la relecture, cette année, du Séminaire consacré à l’Angoisse m’a amené à réinterroger.
J’ai le souvenir très précis d’avoir été littéralement saisi par cette formulation lors de ma première lecture au moment de la publication de ce Séminaire, au Seuil, au milieu des années 2000 ; saisi par son caractère que j’estimais éminemment subversif, concernant la question du deuil, a fortiori en contrepoint des banalités pour ne pas dire des niaiseries communément répandues à ce propos, notamment dans les médias : ce qu’on développe par exemple des conditions requises pour, dit-on, faire son deuil.. faire son deuil sans que quiconque ne s’avise de préciser ce que le deuil recouvre.
J’en viens donc à cette formulation, à cet aphorisme, à propos du deuil, tiré de la leçon X du 30 janvier 1963 et qui ne vaut, dans ce Séminaire, que comme illustration de l’intrication, du lien entre l’objet a cause du désir, le manque et l’angoisse. Il s’agit donc d’une problématique plutôt périphérique au regard de ce dont traite ce Séminaire :
… il ne suffit pas de parler de deuil (…) mais de s’apercevoir de quoi il s’agit dans la fonction du deuil lui-même ; et, ici, du même coup, de pousser un peu plus loin ce que Freud nous dit du deuil en tant qu’identification à l’objet perdu. Ce n’est pas une définition suffisante du deuil.
Et Lacan de poursuivre :
Nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons dire : « j’étais son manque ». Nous sommes en deuil de personne que nous avons ou bien ou mal traitée, mais vis-à-vis de qui nous ne savions pas que nous remplissions cette fonction : d’être à la place de son manque.
… être à la place de son manque : la formule mérite qu’on s’y arrête dans la mesure où Lacan l’assimile au manque lui-même : j’étais son manque être à la place de son manque. Comment appréhender ces formulations qui se présentent en opposition à ce que nous avons coutume de considérer dans le deuil comme manque de l’autre : je suis en deuil du fait du manque de l’autre ; du fait que l’autre me manque ?

Soulignons tout de même le caractère éminemment équivoque de cette formule : le deuil comme manque de l’autre. Et c’est, me semble-t-il, cette équivocité que Lacan va exploiter et déployer.
Communément, il me semble que cette formule – le deuil comme manque de l’autre – à l’instar de ce qu’évoque Freud dans Deuil et mélancolie, est appréhendée du côté du manque d’un objet imaginaire ou réel : il ou elle me manque en tant qu’objet essentiel à ma prétendue complétude. Cette appréhension, je dirais, élémentaire n’est sans doute pas totalement erronée. Notons tout de même qu’elle évite la question de savoir en quoi manque l’autre.
Si c’est uniquement en tant qu’objet imaginaire ou réel que l’autre vient à manquer – dimension qu’il convient de ne pas rejeter - la difficulté du deuil paraîtra facilement résolvable puisqu’à suivre Freud, l’objet, par essence, est interchangeable de par sa nature de n’être que le représentant de l’objet originellement perdu. Autrement dit, si l’autre ne manque qu’en tant qu’objet, il suffira de lui trouver un substitut pour effacer les affres du deuil en venant combler le manque. Or nous savons bien, d’expérience, que la question ne se résout pas aussi trivialement.

Au moins, en cela, ce que Lacan avance sur cette question mérite toute notre attention. ?
Que dit-il ?
Que nous sommes en deuil de personne dont nous remplissions la fonction d’être à la place de son manque. Il s’agit donc d’une place de représentant du manque ; une place de représentation symbolique du manque là où, dans l’appréhension du manque comme objet, celui-ci s’inscrit dans l’un ou l’autre des registres imaginaire ou réel. Ici, la dimension symbolique du manque répond de la castration du sujet manquant.
Lacan appuie son propos sur la définition qu’il donne de l’amour comme essentiellement – donc pas uniquement… - donner ce qu’on n’a pas, autrement dit « donner son manque » ou se donner en tant que manquant parce que marqué par la castration.
Pour en revenir au deuil, en raison, dit Lacan, du caractère irréductible de la méconnaissance concernant le manque – c’est-à-dire, me semble-t-il, en raison de sa dimension symbolique, inaccessible au recouvrement imaginaire – cette méconnaissance simplement se renverse.
Je ne vous cacherai pas que ce passage m’apparaît d’une clarté assez relative mais je vais essayer de vous exposer ce que je crois en avoir compris…
Là où nous serions tentés de considérer la fonction que nous avons d’être son manque comme l’idée ou le sentiment de « lui avoir manqué » - d’avoir manqué à l’autre, ce que je proposerais d’entendre du côté de notre insuffisance à avoir comblé l’autre – Lacan souligne ou oppose que c’est du fait, justement, de ne pas l’avoir comblé, de lui avoir manqué, que nous étions précieux et indispensables à l’autre. Autrement dit, c’est en tant que nous lui avons manqué que nous lui étions indispensables, à quoi, il me semble que, corrélativement, nous pourrions ajouter que c’est en tant que manquant, en tant que marqué par la castration, que l’autre nous était autant « précieux qu’indispensable ».
Dans une discussion trop rapide que nous avons eue récemment avec Stéphane Thibierge à Lille, celui-ci proposait d’illustrer la formule : j’étais son manque par la suivante : ce qu’il n’avait pas, je le représentais ; formule qui éclaire notablement celle de Lacan mais qui ne me paraît pas répondre pour autant à la question de savoir en quoi l’autre manque dans le deuil, dans le deuil comme « manque de l’autre ».
Pour ma part, en prenant au sérieux la formule de Lacan reprise par Stéphane Thibierge, je proposerai ceci que dans le deuil, si l’autre me manque, c’est sans doute moins comme objet qu’en tant que je ne lui manque plus. Autrement dit, de façon plus ramassée : « il me manque de ne plus lui manquer ». C’est, me semble-t-il quelque chose de cet ordre que le deuil nous contraint à métaboliser.
Ceci explique d’ailleurs qu’on puisse très bien ne pas être en deuil d’un proche pour autant qu’il s’avère qu’on ne lui a jamais manqué. Et c’est une des caractéristiques que repère Lacan de l’analysante de Magareth Little qui arrive un jour chez son analyste manifestement effondrée du fait de la disparition d’une amie de ses parents – une dénommée Ilse – avec qui elle avait des rapports bien différents des rapports avec ses parents, car il est un fait qu’elle n’a jamais, de personne, porté le deuil. La patiente de Magareth Little ne pouvait en effet pas concevoir de deuil à l’égard d’un père dont Lacan dira qu’il était probablement mégalomaniaque – donc probablement pas marqué par la castration – de même que pour sa mère qui n’avait jamais pu faire de cette enfant autre chose qu’une sorte de prolongement d’elle-même, de meuble, d’instrument (…) mais en aucun cas quelque chose qui par rapport à son propre désir, au désir du sujet, aurait pu avoir un rapport causal.
Autrement dit, la patiente n’avait donc jamais occupé, en quoi que ce soit, la place de manque pour l’autre – père et mère – et, par conséquent, ignorait ce qu’il pouvait en être du deuil… jusqu’à la mort de cette amie, Ilse, pour laquelle elle avait vraisemblablement occupé la place de représentant de son manque.
Lacan ici nous éclaire sur la dimension symbolique du deuil dont le caractère subversif me paraît résider dans le renversement qu’elle opère par rapport aux dimensions imaginaire ou réelle.
Si effectivement, dans le deuil, l’autre me manque, c’est aussi du fait que, symboliquement, je ne lui manque plus…

Denis Grilliat
Bruxelles-Lille
le 07mai 2022

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