Jean-Luc de Saint Just : Les paradoxes de l'évident Traumatisme.

Les Paradoxes de l’évident Traumatisme

Mardi 22 novembre 2016 Jean-Luc De Saint Just

A vouloir permettre à chacun d’accoucher ses idées au-delà de sa doxai, de ce qui lui apparaît et qui forme la doxa ce qu’on appelle l’opinion publique, Socrate fut condamné à mort, non pas par une tyrannie barbare, mais par la démocratie athénienne. C’est que la maïeutique ne visait pas à persuader, mais consistait à poser des questions, à ne pas en rester au paraître.(Hanna Arendt, « Qu’est-ce que la politique ? »)

« Traumatisme » est issu du grec « Trauma » qui désigne une « blessure » suite à un « choc ». En médecine somatique, c’est devenu une science, un champ médical : la traumatologie. Le « isme » ajouté à trauma n’est pas sans importance dans la langue, puisqu’il ne désigne pas seulement une pathologie, mais également un « dogme », une « doctrine », une « idéologie ou une théorie ». Il n’est pas inutile de le savoir quand on entend parler de « ismes ».

Le traumatisme c’est donc déjà plus que le trauma, et l’usage plus que récurent, presque systématique de ce terme dans le langage courant, plus particulièrement dans le discours médiatique, en fait même une tautologie. D’une certaine façon, non seulement quand on a dit traumatisme c’est comme si on avait tout dit, mais encore il semblerait que tout dans l’expérience des « trumains » puisse faire traumatisme.

Cette doxa traumatique tellement en vogue dans notre culture est même qualifiée par plusieurs auteurs de « culture du traumatisme » qui dans l’évidence de sa cause, comme de ses effets, produit, cultive même, des « victimes » qui ne sont plus alors sujets, mais « objets frappés d’un mal heur ».

L’ouvrage de Didier Fassin et Richard Rechtman qui a pour titre « L’empire du traumatisme : enquête sur la condition de victime » (Flammarion, 2007) en décrit assez bien les mécanismes sociaux.

« Victime » est aussi un mot intéressant à explorer dans la langue, puisque sa racine désigne un « être vigoureux » qui est choisi dans une dimension de « consécration », pour un « sacrifice » ! Nous verrons plus loin comment cette intelligence de la langue résonne (raisonne) avec ce que nous apprend la clinique du trauma, puisque victime cela a aussi à voir avec le « lien », le fait d’être attaché à… », « lié par… ». Cela fait entendre un lien paradoxal, qui relèverait d’un attachement au trauma.

La difficulté générée par cette « culture du traumatisme », c’est que, y compris pour la médecine qui se réfère de plus en plus à ce qu’on appelle « l’évidence-based-médecine », cela pétrifie une clinique qui se spécifie d’être justement figée, fixée à… Dans les consultations, comme dans le social, elle n’est donc plus interrogée, mais même le plus souvent plus interrogeable.

Dans un effet de condensation du discours l’évènement se trouve assimilé avec le trauma, disons le choc avec la blessure. Cette évidence univoque (événement = trauma) est doublée d’une production de victime qui subit de l’extérieur des dommages d’une cause connue et évidente. Il sera à ce titre légitime de revendiquer une reconnaissance officielle de victime et les compensations inhérentes à ce statut (souvent pris en charge par des tiers qui se substituent au sujet).

Le problème dans cette mécanique bien huilée, c’est que le réel de la clinique du trauma fait lui-même objection à cette lecture binaire, biunivoque, qui consiste dans une logique euclidienne de non contradiction d’opposer le dedans et le dehors, le bien et le mal, la vie et la mort, moi et l’autre, le normal et le pathologique, etc. C’est-à-dire de privilégier une lecture qui est celle de l’apparence, de l’évidence de l’image, de l’imaginaire de ces opposés. C’est ce que met en évidence la topologie entre le biface et le möbien.

Ce n’est sans doute pas sans raison que cette lecture qui privilégie l’image s’impose à propos du trauma, ni sans intérêt non plus de le relever, puisque l’image c’est quand même très souvent ce qui fait support au trauma… d’avoir vu quelque chose… et de ne pas cesser de le revoir… y compris de se revoir le voir.

Il se trouve que cette primauté de l’évidence imaginaire caractérise également les spéculations de modèles positivistes de sciences qui maintiennent l’illusion d’une réalité de leurs théories le plus souvent à l’aide de statistiques (Construction de modèles imaginaires fondées sur des moyennes). Ceci, au prix d’un déni du réel, d’un réel qui fait objection, obstacle, défaut, aux modèles explicatifs positivistes ; autrement dit, univoques. Le réel étant ce qui ne colle pas, ce qui rate, ce qui ne va pas dans le modèle, les paradoxes, il en est dans les modèles scientifiques littéralement évacué. C’est ainsi que sont menés nombres de recherches universitaires en sciences sociales et/ou humaines.

Il est d’ailleurs assez fréquent que ces modèles dans la science se confondent avec un militantisme idéologique (revoilà les « ismes »), effet de condensation de discours dans lequel il n’est pas aisé de distinguer ces registres quand on les écoute à la radio par exemple. C’est ce qui fera dire à Lacan que la science moderne comme elle est construite, est un fantasme. Parfois manifeste comme celui du relativisme culturel de Foucault et Dérida. Mais qui se souvient que Newton était alchimiste ? Et pour ceux qui le savent, lesquels ont pris cela au sérieux. On a peut cogité là dessus. Sur ce que cela impliquait.

Afin que les choses soient claires et dites, il est essentiel de rappeler que pour de simples raisons logiques et non théoriques ou idéologiques, la clinique est par essence incompatible avec la statistique. Je le dis surtout  pour ceux qui travaillent dans les institutions. Pourquoi ? Parce que pour opérer la statistique a besoin que A soit égal à A. Le réel de la clinique la plus élémentaire s’impose comme relevant dans cet espace de l’irreprésentable du non rapport de A à A, que A est différent de A. Pas deux situations similaires… Le lieu du sujet, son heim, est dans cet écart.

Freud quant à lui, scientifique dans l’âme pourtant, mais aussi clinicien hors pair (on a beau jeu de critiquer ses ratages, dans sa discipline il avait tout à découvrir), n’a cessé de remettre en question ses élaborations dès que l’insistance du réel de la clinique faisait objection à son modèle. « Revoir toute la théorie à chaque cure ! » était une invitation de Lacan aux analystes.

La prise en compte de ce réel, c’est même ce qui spécifie Freud, farouche défenseur de sa discipline, il a toujours prêter la plus grande attention à ce qui était négligé face à la force des modèles, les ratés, les erreurs, les lapsus, les actes manqués, etc. A tout ce que la science néglige.

Ce pas de coté étant fait, qu’entend t-on alors par trauma psychique ? De quel choc et de quelle blessure s’agit-il ? Nous constatons que les modalités peuvent en être très variées, mais posons d’emblé quelque chose qui clairement spécifie le trauma : « La compulsion à répéter un choc réel ! »

Le dire ainsi cela demande de l’éclaircir. Qu’est-ce qu’« un choc réel » ? C’est un choc impossible à représenter pour le sujet, un éprouvé du corps, y compris par une image extérieure ou produite (rêve), qui va marquer le sujet au point de l’abolir comme sujet, mais paradoxalement l’inscrire dans la nécessité de constamment revenir à ce point de fixation, à ce même éprouvé qu’il ne peut dépasser, puisqu’il n’est pas symbolisable, qu’il ne peut que compulsivement répéter.

Le réel en tant que point de fixation, de retour au même qui n’a pas de représentant, disons qu’il n’a pas de sens, qu’il  ne fait pas sens, qu’il fait juste retour au même, se distingue radicalement de la réalité qui elle est toujours douteuse, fluctuante. Ce qui spécifie le trauma c’est la certitude de ce point fixe réel revenant toujours et immanquablement à la même place. Point central, point de départ parfois d’une nouvelle existence qui va s’organiser autour ou à partir de ce trauma. Point de fuite donc et point d’organisation de la nouvelle subjectivité d’un sujet.

C’est de méconnaitre cette distinction entre le réel et la réalité que beaucoup déjà cités, c’est-à-dire la plupart, se leurrent de faire du traumatisme la vérification d’une réalité qui serait enfin sure, qui ne serait plus douteuse. Avec le traumatisme, il n’y a plus de doute sur la cause.

Ayant fait l’épreuve de l’impasse à rendre compte des névroses par la science, à l’écoute de ce que lui disent ses patientes, Freud va utiliser dès 1895 l’adjectif traumatique pour qualifier ce qu’elles lui racontent ; la rencontre précoce avec le sexuel dans une scène dire à l’époque « de séduction » entre un adulte, le plus souvent le père, et un jeune enfant. Ce que nous appelons maintenant une agression sexuelle. Ces récits, Freud leur fait crédit. C’est-à-dire qu’il y entend une vérité qui est là aussi à distinguer avec la réalité. Il leur prête toute son attention et au-delà de la récurrence de ce schéma, qui l’étonne, il est aussi surpris par un certain nombre de décalages qu’il va prendre très au sérieux.

Il entend que l’effet traumatisant de l’événement se manifeste assez souvent dans l’après coup, parfois plusieurs années après. En particulier après la puberté qui opère sur l’événement un travail de recomposition de la scène traumatique qui jusque là ne semblait pas représenter, manifester, de difficultés particulières pour l’enfant prépubère. Cet effet d’après coup l’étonne et l’amènera à distinguer l’événement de la « séduction » et ce qui relève de cette recomposition, le fantasme. Fantasme qui va dans l’après coup recomposer cette scène « vécue ». Avec cette question de savoir si c’est l’évènement initial ou le fantasme qui fait choc, qui fait heurt ? (cf. consultations massives des jeunes filles Belges après la révélation de l’affaire Dutroux, suite à une recomposition des scènes vécues).

Freud fera le choix de privilégier le fantasme, non pour dénier un éventuel événement, mais pour situer le choc là où la clinique le lui indique, mais aussi parce que ce choix de lecture n’est pas sans conséquences thérapeutiques.

Dans ses Etudes sur l’hystérie qu’il publie avec Breuer en 1895 ce point n’est pas encore tout à fait tranché dans les cas clinique qu’il décrit. Katharina que nous avons relu récemment dans un groupe de lecture, est typique de ce travail de Freud. Il y localise la réaction névrotique au lieu du trauma d’une séduction précoce. Une lecture attentive de ce cas fait entendre que Freud n’est pas content de cette lecture, ni de sa pratique où il suggère à cette jeune fille de 16 ans beaucoup de choses. Ce qui est enseignant dans ce qu’il en a rapporté : ce n’est pas la proposition de rapport sexuel que lui fait son père quand elle a quatorze ans qui traumatise cette jeune fille. Elle est surtout gênée parce qu’elle a envie de dormir, et puis parce que cela ne se fait pas. Il l’ennuie et elle l’envoi bouler comme on dit, et puis c’est oublié plus que c’est refoulé.

Ce qui va la traumatiser c’est de voir à travers la lucarne son père copuler avec la cuisinière, alors même qu’elle dit très clairement à Freud qu’elle et son frère savaient très bien ce qui se passait dans cette chambre. Ils en avaient rit avant et elle cela ne lui faisait pas peur de regarder. Quel réel a eu cet effet pour elle pour qu’elle se soit mise, suite à cette scène, à étouffer ? Notons le… comme la cuisinière sur laquelle son père était couché, et à laquelle elle s’est manifestement identifiée. La pudeur de Freud à cette époque, mais surtout ses représentations dont il lui fait part, ne lui ont pas permis d’aller plus loin dans un contexte ou il avait tout à découvrir de ces mécanismes encore inexplorés.

Quoi qu’il en soit, c’est bien cette image vue dans la lucarne qui a fait trauma, qui a déclenché des révélations qui ont eu cet effet de chasser ce père et ce mari infidèle. C’est aussi ce trauma révélé par Freud qui dans l’après coup des suggestions de Freud a recomposé les scènes les plus anciennes.

Qu’est-elle venue dénoncer ? Pas sur du tout que ce soit l’acte sexuel, ni même la tentative de séduction infructueuse de son père, mais peut-être davantage la perspective d’une sexualité qui ne lui aménage pas de place honorable, réduite à celle de la cuisinière. Dans son village de montagne, cela manque de perspective…

Relisez ce cas, si insatisfaisant pour Freud dans sa résolution des mécanismes en œuvre, car à suivre attentivement ce que cette jeune femme lui confie, ce qu’elle dit, c’est tout autre chose dont il s’agit que l’univocité de la réaction à un événement, à un choc évident.

Pour autant, tout un pan de la psychologie, mais aussi parmi les meilleurs élèves de Freud, en particuliers les anglo-saxons si sensibles aux thèses du relativisme culturel (Judith Butler est une élève de Foucault), ne vont retenir que le schéma univoque, l’évidence, en négligeant les remarques de Freud, et réduire ce processus à un modèle binaire.

Cela a pris la forme depuis les années 80 dans le Diagnostic and Statistical of Mental discorders ou DSM (Manuel Diagnostic et Statistique des Troubles Mentaux) dans la rubrique « Anxiety discorders » la « traumatic neurosis » localise le « Post Traumatic Stress Discorder 309.89 » Autrement dit, le PTSD qui s’écrit « post », mais sans rien en dire. Dans la « Classification statistique Internationale des Maladies et des problèmes de santé connexes » la CIM10 de l’Organisation Mondiale de la Santé, on parle « d’état de Stress Post Traumatique F.43.1 », « réponse différée et prolongée » Tient ? Pourquoi différée et prolongée ? Là encore cela n’amène à aucune conséquence.

Rappelons que ces outils se désignent eux-mêmes comme des classifications statistiques de consensus, et ne prétendent pas être des nosographies, qui retent à faire. Depuis 1946, ils ne sont pas pressés. Ils ne relèvent que d’observations pratiquement unanimes : le trauma c’est dans l’après coup et cela se répète ; c’est-à-dire cela ne s’oublie pas. Ce qui est également  la définition donnée par Lacan d’un choc réel.

Ce non pensé, ce non élaboré, a conduit et conduit encore souvent, non pas à s’interroger sur cette dimension réelle, ses paradoxes, mais à vouloir forcer la clinique pour trouver à tout prix l’évènement traumatique à l’origine d’un trouble.

Si un enfant ou même un adulte manifeste un trouble psychique, c’est certainement qu’il s’est passé quelque chose, quelque chose de traumatique. Il n’est pas rare de voire flamber d’excitations des professionnels de la santé, du social ou de l’éducation qui ne font aucune distinction entre le réel de la clinique et leurs fantasmes (parfois même sans méconnaitre cette collusion). Certains sont même traumatisés de ce qu’ils imaginent, en développant une symptomatologie relevant d’une identification manifeste (empathie) à la victime : une fixation illustrant à leur insu la lecture freudienne. D’ailleurs cette « culture du traumatisme » dans ses impasses comme dans ses excès donne aussi raison à la lecture freudienne d’une origine fantasmatique du trauma. Notons bien que Freud n’oppose aucunement le fantasme et l’événement vécu, il les dénoue. Il révèle le fondement fantasmatique de toute réalité.

A ce stade, il faut quand même dire ce qu’est un fantasme tel que nous le lisons dans la clinique analytique. Le prototype du fantasme Freud va en rendre compte à partir de sa clinique, c’est « on bat un enfant », qui se présente comme un trauma. Ce qui spécifie le fantasme vis-à-vis du traumatisme c’est sa construction grammaticale d’indistinction des places entre le sujet, l’objet, et le narrateur. Voilà une labilité qu’il est possible de faire jouer dans une distinction, une non fixation des places, un écart maintenu par l’articulation du fantasme ; là où le trauma est fixé, collabant le sujet et l’objet, figeant y compris au titre de figer un fantasme qui n’a alors plus aucune labilité s’il est régit, pris à la lettre du PTSD et non par les lois du signifiant et son équivoque. Lacan écrira la grammaire du fantasme ($<>a).

Le trou ou le trop matisme localise une jouissance qui n’interdit pas le sujet, et de ne pas être inter-dit, il n’y a pas d’espace entre le sujet et cet objet présentifié.

Dans le même temps, de la découverte et du cheminement de Freud, la reconnaissance des syndromes de guerre depuis la fin du XIX° siècle, mais surtout de leur importance au cours des conflits majeurs du XX° siècle, amène Freud à spécifier un autre type de névrose, distinctes des névroses de transfert ; les névroses traumatiques.

Un ouvrage collectif récent, dirigé par Olivier Douville, « Guerres et traumas » (2016), fait référence à l’effroi rencontré depuis tous temps par des guerriers lors des combats. Cela a fait l’objet de nombreux récits particulièrement bien détaillés, très riches cliniquement. Des descriptions fournies et précises de l’effroi de certains dans les batailles à d’autres époques, depuis l’antiquité jusqu’au XIX° siècle. Avec cette question : Pourquoi les médecins de la première guerre mondiale n’en tirent aucun enseignement, n’ont font aucun usage 

Ne serait-ce que l’expérience d’Epizelos, valeureux guerrier athénien au combat, mais qui perdit la vue sous l’effroi de sa rencontre avec un guerrier ennemi qui lui parut énorme, et le dépasse pour tuer derrière lui le frère d’arme de ce malheureux grec.

Ne serait-ce que pour prendre en compte que ce n’est pas uniquement le champ de bataille qui paraît pathogène et le fait que l’effet de cet effroi ai été désigné en 1688 de « nostalgie » par Johannes Hofer (1669-1752) pour décrire un état dépressif et un éloignement du sujet à lui même.

Sollicité en tant qu’expert par les forces armées, mais aussi touché dans sa famille par la première guerre mondiale, il sera demandé à Freud d’aider à distinguer les vrais traumatisés de guerre et les lâches, simulateurs de tout poil ne voulant plus participer à la boucherie.

De façon adroite et assez juste, Freud indiquera aux autorités militaires qui toute névrose relève d’une réaction à un trauma, précisant ainsi quelque chose de nouveau, que le trauma est généralisable, et même, constitutif de notre espèce, mais aussi dans le contexte de guerre mondiale en évitant de donner caution au renvoi au front de pauvres gars qui tentaient de sauver leur peau.

Si Freud va jusqu’à proposer que le trauma soit constitutif de notre espèce c’est qu’il le déduit de sa clinique, des névroses de transfert, comme des névroses traumatiques, qu’il le situe dans la scène primitive du fantasme. La rencontre du sexuel par l’enfant avant qu’il ait pu en élaborer quelque chose ; c’est dire du désir de sa mère (entendez le dans les deux sens). Le prototype, c’est le coït à tergo des ses parents vu a six mois par l’homme aux loups. Ce que Freud va appeler dans son combat contre Alder et Jung, les impressions premières de l’enfance.

Ce qui va s’imprimer de l’Autre dans le corps de l’enfant, avant qu’il ne parle, et ne puisse élaborer ce qu’il voit, donc comme objet parlé et qu’en tant que sujet parlant il lui sera impossible à retrouver, subissant ainsi une castration symbolique qui n’est rien d’autre qu’un effet de la parole en tant qu’il est impossible pour un sujet de saisir par la parole ces « impressions littérales », celle de la chaine littérale qui le constitue. C’est pourquoi Lacan parle du « troumatisme » et écrit le sujet avec une barre. La barre est cette frappe qui le marque d’un impossible. La violence de cette barre, c’est la frappe qui l’aboli et le divise, donc en même temps le fonde en tant que sujet.

Ce pas supplémentaire fait entendre que si le trauma est bien pour chacun originel et singulier, il n’est peut-être pas surprenant que la « culture du traumatisme » ait tant de succès.

« Ce que la psychanalyse nous démontre concernant le désir dans sa fonction qu’on peut dire la plus naturelle puisque c’est d’elle que dépend le maintien de l’espèce, ce n’est pas seulement qu’il soit soumis dans son instance, son appropriation , sa normalité pour tout dire, aux accidents de l’histoire du sujet (notion du traumatisme comme contingence), c’est bien que tout ceci exige le concours d’éléments structuraux qui, pour intervenir, se passent fort bien de ces accidents, et dont l’incidence inharmonique, inattendue, difficile à réduire, semble bien laisser à l’expérience un résidu qui a pu arracher à Freud l’aveu que la sexualité devait porter la trace de quelque fêlure peu naturelle. » Jacques Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.812.

Voilà une clinique très distincte, singulière du trauma, d’où plusieurs questions se posent quand aux mécanismes en jeu ; puisque dans certains cas la réaction traumatique se fait dans l’après coup d’un évènement parfois lointain, et dont il est manifeste qu’elle est la réaction au réel d’un fantasme, et dans l’autre cas c’est une réaction juste après coup d’un événement proche vécu par plusieurs, mais pour autant de façon différente, pas nécessairement traumatique pour tous, ni de la même façon, avec les mêmes coordonnées.

Les soupçons et donc la reconnaissance tardive, toujours douteuse par les autorités militaires, des syndromes de guerre, ne sont sans doute pas étrangers à cette non correspondance systématique et assurée entre un événement et un trauma. Non seulement les réactions face à un évènement évident et incontestable ne sont pas univoques, mais dans cette singularité ce n’est pas nécessairement le plus horrible qui fait choc pour l’un ou pour l’autre. Un détail, un tait, fixe le plus souvent le processus de répétition… de ce trait.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de traumatisme qui soient collectifs, c’est ce qui est étonnant d’ailleurs, et ne pose pas moins de questions que cela puisse se présenter ainsi, dans la mesure où il n’est pas nécessaire pour ce faire que l’événement soit alors vécu par tous. Il suffit qu’il soit imaginé ou transmis par une image, parfois même à distance (télévisée). Cela renvoi là encore à une dimension de fantasme, mais plus encore une dimension de stimulation, de suggestion, d’imitation qui fait entendre la prévalence imaginaire de la lecture du traumatisme. Cette suggestion pourrait ne pas être étrangère à ces traumatismes collectifs, parfois sur plusieurs générations dans une famille, un groupe, ou toute une nation, voire un continent ou une civilisation (cf. les effets de la colonisation).

Plus singulièrement, elle est manifeste dans des traumas d’origine onirique de sommeil ou de veille (passager du Vol d’Air Tunisie). Cette fois il y a quelque chose qui relèverait plus d’une autosuggestion.

Une première remarque à faire lorsque des phénomènes prennent cette ampleur et cette complexité polyforme, c’est que « la culture du traumatisme » comme cela a été évoqué depuis le début, de tout appeler traumatique au point que très rapidement il devient très difficile de procéder à une clinique différenciée.

Pour rendre compte de cet effet massif dans notre culture, il serait utile de prendre en compte que le « réel » ayant disparu depuis la fin du XIX° siècle du discours qui organise notre social, les grands récits mythiques ou religieux ont fait place au relativisme culturel imposé par un milieu intellectuel pressé justifié que tout est possible, il n’y a alors plus de symbolisation de cet espace l’impossible, et le réel fait retour par le trauma. C’est un effet de structure dans la culture.

Chaque rencontre avec un réel, singulièrement ou collectivement, n’étant plus symbolisé par un discours, qu’il soit animiste ou religieux polythéiste ou monothéiste, ce réel, cet impossible, n’est plus ni représenté, ni représentable, que comme un accident, une contingence. D’où les difficultés face aux catastrophes singulières ou collectives tant qu’un responsable n’a pas été désigné. Hors récit, et sans rien pour en rendre compte, pas de place pour l’impossible comme structurel. Puisque notre élite intellectuelle le réfute, que la science qui la fonde néglige d’en rendre compte, ce n’est plus lisible, représentable comme constitutif de notre espèce, que ce soit comme destin, volonté divine, etc., ou tout simplement comme notre condition humaine. C’est alors nécessairement vécu comme une contingence, un accident. Il est manifeste que le discours, le social, participe de la symbolisation possible ou non du réel, que cela soit celui du sexe en tant que coupure, ou de la mort, de tout ce qui échappe à la représentation. (cf. Ouvrage de Laouari)

Cela dit, au-delà de cette remarque, comment rendre compte d’un processus qui ne peut relever d’une action qui ne serait qu’extérieur et d’une réaction qui ne serait qu’intérieure. Il faudrait pouvoir le lire autrement.

Puisque le choc n’est pas qu’extérieur, mais semble bien relever d’un intérieur-extérieur que le trauma se spécifie par un extérieur-intérieur. Le trauma n’advient pas précise Charles Melman, un in-vient. Cet extérieur qui surgit de l’intérieur, c’est bien entendu la chose qui surprend le sujet, qui l’effraie. L’effroi, « schreck » en allemand qui se distingue de la peur ou de l’angoisse d’un objet attendu, donc déjà dialectisé, refoulé donc déjà connu.

L’effroi c’est ce que décrit Hoffmann en 1817 dans « l’homme au sable » et qui est repris par Freud dans l’inquiétante étrangeté (das unheimliche) en 1919, qui peut se traduire par : une inquiétante familiarité. Ce texte de Freud ou il parle déjà de compulsion de répétition annonce l’au-delà du principe de plaisir.  

Ce qui surgit et fige le sujet c’est le choc de cette chose qui ne devrait pas être présente sur la scène, dans le tableau, dans l’image, la chose immonde ! Hors monde ! Le trauma, dans sa dimension de fixation pour le sujet, va faire de cet extérieur ce qu’il y a de plus intime, puisque toute son existence va s’organiser autour de ce point fixe ; c’est-à-dire précisément dans le fait de devoir nécessairement toujours y revenir. C’est là le trait et le caractère mortifère du trauma, le retour au même, à ce point de fixation du sujet.

A l’issu de la première guerre mondiale, le changement de conceptualisation que Freud amène en 1920 fait encore un pas de plus, un pas déterminant dans. Dans sa seconde topique il met au principe même du psychisme humain, non plus le principe de plaisir comme cela s’imposait et s’impose encore depuis des millénaires, mais la compulsion de répétition. C’est-à-dire le retour immanquable, systématique, à un point fixe, à l’inanimé dit-il. Exactement ce que démontre la clinique du trauma, toujours et encore y revenir. Dans ce principe organisateur, il distingue ce qui a la primeur, l’antécédence, la pulsion de mort, qu’il définit par ce retour à l’inanimé, et pas autrement, et la pulsion de vie qui relève elle  du déplacement, du changement, de la création et l’invention, mais aussi de la destruction, de la transformation.

Vous entendez peut-être comment Freud face à la même clinique va cheminer pour rendre compte au plus près de cette clinique. Le trauma c’est ce qui se manifeste pour chacun par la frappe dans notre corps de lalangue maternelle, des impressions premières de l’enfance, et qui fera toujours défaut au sujet qui parle (Référence au fort-da).

Cette frappe de l’Autre, lorsqu’elle ne s’articule pas dans un fantasme, m’abolie comme sujet du désir pour me réduire à n’être que sujet qu’à la jouissance, au lieu de cette frappe, le sujet se réalise comme objet d’une jouissance réussie, directement, à la lettre de la jouissance de l’Autre. C’est éprouver que la validité de mon existence est là assurée, réelle, sans aucun doute, ni interprétation. La réponse évidente à cette question angoissante : Chè Vuoi ? Que veux-tu ? Question que Lacan reprend du roman le « Diable amoureux » de Jacques Cazotte paru en 1772.

« Une aspiration à ce que la frappe vienne dans sa pureté nous dispenser du parasitage de la vie, de l’existence, de ce qui va entretenir le désir et la vie » Charles Melman.

Le trauma assure une place qui soulage le sujet et dont la clinique des amnésies d’identité pourrait témoigner, le soulagement issu de l’effacement de toute subjectivité.

C’est ce qui avec justesse spécifie le statut de victime, d’être consacré dans un sacrifice, et la perspective d’y être attaché, lié à ce statut. C’est souvent ce qui prime a toute tentative de venir déprendre le sujet de cet attachement. Je dirais qu’à son corps défendant, il s’y refuse, faisant tout pour rester lié à cette frappe. Cela ouvre alors tout un champ encore insuffisamment exploré qui est celui de l’économie de la jouissance.

Puisque le trauma est à ce titre une jouissance réussie, toujours réussie dans sa répétition, là ou le fantasme ne fait que viser une réussite envisagée dans un à venir, dans un idéal, ou la réalisation de cette jouissance est en quelque sorte reportée, et plus ou moins reconstruite. Cela reste un pis-aller.

La difficulté du trauma c’est qu’il n’y a plus d’équivoque, plus de question subjective, plus de métaphore non plus, juste une métonymie. C’est comme ça ! C’est évident et c’est confirmé par le social, reconnu et qui assure au sujet ou à un groupe un statut de victime à vie.

Ce qui est à tenter de faire entendre, si c’est entendable, c’est que si le choc est en effet réel, ce réel c’est du choix d’un sujet d’en faire quelque chose ou d’être fait par lui. Ce qu’il peut en faire c’est déjà ne pas le méconnaitre comme non plus une chose, mais un objet et que cet objet il l’articule, il ne s’y réduit pas. Il ne s’y sacrifie pas. Qu’il puisse en faire un fantasme éventuellement, c’est le plus commun, un fantasme qui puisse lui permettre une labilité suffisante pour en jouer comme un semblant et non plus un réel auquel il devrait obéir à la lettre.

Cette jouissance du trauma qu’il faudrait mettre au travail un peu plus, que nous aurons peut-être l’occasion de reprendre dans le séminaire sur la jouissance. Lacan situe le rapport à la jouissance en disant que le sujet est sujet à la jouissance comme on est sujet au vertige.

Je finirais par cette citation : « Le vertige c’est autre chose que la peur de tomber. C’est la voix du vide au dessous de nous qui nous attire et nous envoute, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi. » Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être (1982).

Journal Français de Psychiatrie, n°36, « Traumatismes », 2ème trimestre 2011

Fouad Laroui, « Le vain combat que tu livre au monde », 2016

  1. Freud, « L’inquiétante étrangeté » (das unheimliche), 1919

E.T.A. (Ernst Théodor, Wilhem-Amadeus Hoffmann (1776-1822), « L’homme au sable », 1817

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