Luminitza C-Tigirlas : « Prendre corps » dans la mélancolie

« Prendre corps » dans la mélancolie

Luminitza C. TIGIRLAS,
Psychanalyste, membre de l’ALI,
Docteur en psychopathologie de Paris 7

(Conférence prononcée à Lyon, le 28 janvier 2020)

La clinique nous apprend que la recherche des bords pour son image spéculaire peut maintenir le sujet mélancolique, aux prises avec le vide, dans des tentatives incessantes de se fonder un corps, parfois un corps d’écriture. Devant l’insuffisance d’un corps de lettre et/ou de dessin au point, telle qu’elle a été vécue par le poète Gherasim Luca, l’inventeur du non-œdipe, il ne lui restait que le passage du texte à la voix, le combat entre le Vrai et le Faux dans les filets de « l’ombre de l’objet » perdu afin de se constituer une identité à travers un corps vocal. La nécessité permanente de « prendre corps » va de pair avec l’impossibilité du mélancolique de se situer dans le temps car ce sujet peut avoir une existence seulement étant suspendu entre le vœu de se supprimer et celui de s’entretenir dans la suppression même.

Cet argument pour la conférence a « pris corps » de mon engagement personnel dans l’écriture et du questionnement sur l’écriture des autres.

Comment parler du corps si c’est un corps transparent, si c’est un corps habité par le vide et si c’est un corps anesthésié ?
Gherasim Luca sait le dire de multiples façons, je le cite :

Les ondes vides
quêtent pénètrent et sondent
l’être du vide
que le vide même féconde
Et dans un corps vide
au centre d’un ventre vide
qui eut l’océan et l’eau même
pour vide
c’est encore le vide
à jamais vide

Dans le même long poème intitulé « La question », (Gherasim Luca, Paralipomènes, (1976), Paris, José Corti, 1986, p. 47) nous pouvons lire : « Homme quel vide est tu ? » ou « Acre déchet de néant » et l’on entend l’insistance de l’impossible « Continuer quoi ? » « à quoi ? à quoi ? / à quoi bon / bon ! continue »
D’une manière encore plus directe, Kierkegaard (écrivain et philosophe, auteur du Traité de désespoir) note dans son Journal : « Ce qui me manque, au fond, c’est un corps et une base corporelle », en évoquant sa propre « mélancolie » ; et encore sa souffrance « de n’être pas vraiment homme, d’être trop esprit » ne pas vivre dans son corps, c’est ne pas se situer dans le temps.
Gherasim Luca l’apatride, l’étranjuif, celui qui refuse une identité fixe, choisit « une langue et un égarement », il choisit le français pour le manier avec la même violence qu’un natif. « La proie s’ombre », dit Luca, l’écrivant avec s apostrophe ombre ; Luca est lui-même ce corps (de proie) en même temps qu’il est cette ombre (qui fait sombrer)
Ces traits nous rapprochent du sujet mélancolique qui peut témoigner en consultation : « Je suis vide. Je ne sens plus mon corps. Je n’ai plus de limites. Je n’ai plus d’espace. Je suis vide. » Ce n’est pas « je me sens vide » du dépressif mais «je suis vide » et cette certitude est accompagnée parfois du besoin impérieux de l’errance, de la dérive pour éprouver une sensation corporelle par la fatigue.
La complexité du thème que j’ai proposé vient du fait que le corps du mélancolique est voué au sacrifice ; il ne doit pas seulement une mort à la nature ; il est en dette de suicide. Ainsi les corps du poète Paul Celan (qui s’est jeté du pont Mirabeau en 1969) du poète Gherasim Luca (1913-1994) (son échorps-corps fait d’échos) ont été retrouvés dans la Seine. Virginia Wolf a rempli ses poches avec des cailloux pour entrer dans la rivière une dernière fois, « pour ne pas revivre la folie » comme nous l’apprend sa dernière lettre.
La clinique nous montre que le sujet mélancolique a du mal à construire un récit : ce sont des lambeaux de récit disant des choses fort justes et ça nous ramène à ce que dit Freud dans « Deuil et mélancolie » : le mélancolique a frôlé et a approché la vérité d’une manière bien plus proche que nous, que le névrosé, au point d’en tomber malade.
De quelle vérité s’agit-il ? Qu’est-ce qui a fait que précisément cette vérité, il l’a approchée d’un peu trop près au point d’en tomber malade ? Le sujet mélancolique peut le dire d’une manière négativiste lorsqu’il s’adresse à un analyste : « Voyez, il n’y a rien à faire, vous êtes bien d’accord. »
Gherasim Luca a cette hantise d’Être « pire que fou – faux ». Le poète est une énigme : une unité corporelle et verbale se construisait devant les spectateurs pendant ses lectures-performances – une véritable expérience d’expulsion de la matière verbale. Jacques Lacan avait assisté aux récitals de Gherasim Luca.
Dans l’écriture (vitale !) le corps est une préoccupation pour Luca, son engagement dans l’écriture et ses autres formes de création mettait en jeu l’existence entière de l’individu C’est quelqu’un – le loup solitaire – qui est absolument et volontairement en guerre avec les enjeux existentiels. Son travail plastique, celui sur les cubomanies montre particulièrement la nécessité d’un corps – Luca découpe des reproductions de la Renaissance et laisse le collage au hasard pour faire apparaître un nouveau corps – tel membre séparé d’un corps va venir rimer avec un œil ou un autre objet… Luca a poussé la violence jusqu’à découper des toiles originales de Micheline Catti, sa compagne, artiste-peintre bien cotée sur le marché de l’art – l’argument de Luca était de montrer combien leur rencontre fut féconde (extrait du témoignage radiophonique de Dominique Carlat, auteur de « Gherasim Luca, l’intempestif », éd. José Corti, monographie de référence).
Dans ses dessins aux points les silhouettes s’estompent, il y a un mouvement de dissolution progressive du corps. L’album La voici la voie silanxieuse révèle le « prendre corps » de Gherasim Luca à l’aide de son stylet qui le prolonge par un corps créé au point extérieur à soi, par les mouvements en gris et noir que la main du vivant insinue dans le vide de la métaphore phallique. Ce sont, me semble-t-il, les tracées millimétrés de la nécessité qui pousse à la mise en évidence du trou, avec minutie, au point près par un sujet en quête d’arrimage. Puis-je les recevoir comme points de suture pour la plaie toujours ouverte d’un être voué à l’égarement sans père, ni Nom-de-Père, ou leur reconnaître le statut structurel de points de capiton ?
Les titres de Luca évoquent le corps : Échos du corps, p.68 ; le cycle « La fin du monde » inclus « Prendre corps I et II, p. 296+ 298 ; + Son corps léger, p. 300 lorsqu’on se réfère au livre Gherasim Luca, « Héros-Limite suivi de Le chant de la carpe et de Paralipomènes », poèsie / Gallimard, 2001. L’œuvre de Gherasim Luca est édité chez José Corti.
L’ensemble « Sisyphe géomètre » (p. 279-285, chez Gallimard) est constitué de 5 poèmes commençant par « Corps angoissant ». Au cœur de son fantasme de non-œdipe, Gherasim Luca cherche appui. Un appui de l’ordre de la surface plane que Sisyphe ne peut atteindre en haut de la colline. Car Zeus-l’Autre le met au défi de donner sens au supplice qu’il lui inflige, le calvaire de propulser, de rejeter la boule en pierre de l’autre côté de la montagne. Or réussir à la tâche serait se soumettre au Maître. Par la monstration de l’interminable échec d’une telle injonction, Sisyphe met en acte sa contestation du pouvoir, le Réel in-inscriptible. De ce fait, il m’apparaît comme un Héros-limite lucaldien, celui qui se confond avec le ZERO.
Le poète a exploré la tâche impossible de son « Sisyphe géomètre » (Paralipomènes, 1967). La colline-Luca prend des formes abstraites nommées en grec – konos, kulindros, sphaira, kubos et piramis idos – et devient en 5 poèmes autant de corps de l’angoisse à surmonter par le personnage dédoublé angoissé-angoissant. Une hydre multicéphale. Konos, le premier corps angoissant fait d’une surface conique est « engendré / par un triangle / rectangle angoissé / qui tourne angoissé / autour des côtés angoissants / de l’angle droit de l’angoisse ». Ce corps est fait de toutes les droites passant un même point et rencontrant la même courbe, il détermine la cellule visuelle de la couche de la rétine qui est engagée dans la perception des formes et de couleurs. La surface cylindrique de Kulindros est au principe des boîtes de musique. Sphaira, sphère fictive, de rayon indéterminé, sert à définir la direction des astres : « Angoisse céleste angoissante / ou imaginaire angoissée / ayant pour centre angoissant / l’œil angoissé / de l’observateur angoissant ». Kubos, « corps angoissant / à six faces angoissées / carrées angoissantes / égales en angoisse » – cela décrit le cube, le dé à lancer. Piramis idos est la grande pyramide, complexe mortuaire et dernier « corps angoissant / qui a pour base angoissante / une angoisse quelconque / et pour faces angoissantes / latérales angoissées /des triangles angoissants / qui se réunissent angoissés / en un même point d’angoisse ».
L’auteur s’impose avec rigueur des limites formelles comme autant des bords pour le corps. Ces exercices sont similaires à ceux pratiqués dans sa recherche consacrée au vide (Autres secrets du vide et du plein). Le même procédé vise l’épuisement de l’angoisse (manque qui manque) par l’exagération, la prolifération. Tant que la tâche est maintenue, elle a cette fonction de soutenir le Sisyphe-géomètre en Lucaphonie, le titre de l’essai que je lui consacre et qui paraîtra en 2021.
Il ne s’agit pas de poser un diagnostic de mélancolie pour Gherasim Luca ou pour un autre artiste, créateur, mais de nous saisir de ce qui s’offre à nous à travers l’écriture. Il s’agit de cerner une clinique de là où la poésie converge avec la psychanalyste pour nous apprendre le coup de force des artistes par le biais de la suppléance… Nous avons à nous demander pas tant ce que la mélancolie a été pour GL, mais ce que le sujet en a fait, dans le cas de Luca par l’œuvre.
Une mélancolie écrite n’a plus grand chose à voir avec la stupeur asilaire du même nom, ce qui crée une confusion terminologique. Ce paradoxe ne cesse d’être énigmatique pour moi. Le fétiche de l’œuvre s’érige pour désavouer le chagrin mobilisateur de la perte, le deuil, l’absence qui déclenchent l’acte imaginaire qui le nourrissent en même temps qu’ils le menacent et l’abîment. L’artiste qui se consume de mélancolie est en même temps le plus acharné à combattre la démission symbolique qui l’enrobe et ceci jusqu’à ce que la mort le frappe ou que le suicide s’impose pour certains comme triomphe final sur le néant de l’objet perdu.
Le mélancolique se vit depuis toujours comme déjà mort. Il subit, dans sa vie indéfiniment mourante, une mort qui, pour être en lui, n’en vient pas moins d’un autre en lui-même. Mais tout à coup peut se décider en lui, venant de lui, un « ne pas subir la mort » : tel est le projet paradoxal du suicide dépressif-mélancolique. Le suicide est une tentative pour soustraire à l’autre le pouvoir d’arracher le mélancolique à son être-là. Par le suicide on opère soi-même sa perte. Or, être l’auteur de sa propre destruction, c’est se donner la maîtrise de l’objet perdu ou plutôt de la Chose.
Dans son texte « La mort morte » Luca décrit plusieurs façons de se suicider. Rendre la Mort MORTE est le même procédé que celui dont le poète a usé pour « vider le vide de son vide », c’est l’épuisement. La passion de s’attaquer au souffle se déclenche avec l’idée de la strangulation et s’achève dans la rétention de la respiration après une série d’essais de se supprimer à coup de pistolet (2), de couteau (3), ou à l’aide du poison (4). La constance érotisée d’un double est interrogée à l’endroit de la deuxième tentative, je cite :

j’oscille constamment
entre la tentation de me suicider
et celle de jouir
Le griffonnage que je trace
devant le miroir
avec la main gauche
pendant que de la droite
j’appuie le canon du pistolet
sur ma tempe
me semble écrit par quelqu’un d’autre
par une ombre
ou par un autre miroir.

Le dernier scenario invoque l’immortalité et l’héroïsme mystifié par une respiration irrépréhensible dans l’effort ambigu : « pour étouffer (pour ne pas étouffer) lorsque écrire devient un supplice ». Pour plus de précisions, je vous renvoie à mon article « Exécution au silensophone selon Luca » dans la revue « Psychanalyse YETU » nr. 42 paru en septembre 2018. Un autre extrait « Gherasim Luca, son double, son de-z-écroué » est paru dans la revue « Psychologie clinique », n°48, 2/2019 ; un autre article sera publié en juin 2020 dans la revue « L’en-Je lacanien », chez Ères, sous le titre Lequel des faux Gherasim Luca est-il le vrai ?, c’est un autre fragment de mon essai LUCAPHONIE.
J’ai commencé à questionner la mélancolie, notamment celle de l’artiste, il y a vingt ans Ma thèse de doctorat, soutenue à Paris 7 en 2004, contenait le chapitre « Des inflexions mélancoliques dans le discours de l’hystérique. » En continuité de ce travail, j’ai proposé à Lyon entre 2014-2017 le Séminaire « L’écriture du vide », dont il y a des traces sur mon site. On ne manque pas de littérature sur le sujet, je vous donnerai à la fin quelques références de livres que j’ai re-consultés ce dernier temps pour me remettre dans le thème.
Que nous apprend Gherasim Luca ? Quel est son savoir ?
Un rapide éclairage théorique s’impose. Le savoir mélancolique est le savoir d’un sujet qui, devant le miroir, retrouve l’illusion de l’image qui n’a pas fonctionné dans l’enfance, elle semble décrire la tentative d’instauration du grand Autre, mais c’est une instauration qui aurait abouti à un ratage, faute d’un regard proche qui aurait signifié à l’enfant son contour devant le miroir. Englouti dans la faille de l’identification originaire, le mélancolique se trouve condamné ou bien à errer en marge de ses frères ou bien à se raccrocher à des signes de reconnaissance qu’il aurait élus chez l’un d’eux. Aussi, lorsque ce référent disparaît, le mélancolique se trouve renvoyé au vide de son identité.
Winnicott appelle cela « l’identification au visage maternel » comme un premier miroir. Le sujet mélancolique va faire porter à l’autre précisément les traits de l’idéal du Moi, les traits de ce modèle implacable, rigide. C’est la seule manière pour le sujet mélancolique d’avoir une relation à l’Autre, espèce de relation absolue. Bien entendu, l’Autre est dans l’impossibilité totale de supporter une telle référence absolue et ne peut qu’être le traître, l’imposteur pour le sujet mélancolique.
La défaillance de l’Autre se répercute évidemment sur le désir. Le mélancolique, plus que quiconque, est persuadé qu’il faut payer sa présence au monde, ce qui explique le thème de la dette, masqué souvent mais omniprésent dans sa parole. Or il découvre qu’on ne paie qu’avec des images. Voilà la portée du thème de la copie dans la nouvelle de Melville Bartleby le copiste, où le scribe sombre dans l’immobilité faute de pouvoir investir la lettre de la loi d’esprit vivifiant.  La réponse de Bartleby à toute demande : « Je préférerai ne pas... » fait tomber l’ombre de l’impossibilité sur toute proposition jusqu’à devenir refus de nourriture et de vie.
Pour le mélancolique le pire est définitivement certain, c’est le réveillé absolu à l’évidence du Réel, la douleur d’exister n’a pas de cesse. La mort ne peut abolir pour lui la douleur de naître, une douleur morale. Le concept de forclusion Verwerfung veut dire aussi condamnation morale – l’infamie du sujet qui est perdu. Forclore signifie déchu (déchoir) de son droit, celui d’être libéré d’une faute, d’une peine, mais aussi à la déchéance d’un droit au-delà d’un délai de prescription qui est le temps accordé pour l’acquisition d’un droit. La forclusion lie le jugement au temps. Dans la mélancolie ce lien du jugement au temps est forclos.
Maldiney formule l’impasse de l’existant hors-temps ainsi : « l’être du mélancolique est un redoublement continu de son ayant-été. » Quand le moment de perte ne peut s’inscrire au passé, il envahit l’existence et ne laisse au présent d’autre geste que l’exclamation de la plainte. La plainte mélancolique exprime un impossible situé au passé : « Ah ! si seulement je n’avais pas... ».
Le mélancolique est obligé de supporter l’auto-accusation d’un crime pour lequel il n’y a pas prescription : c’est un crime contre l’humanité, car être son rebut on est le perdu -verworfen- de l’univers.
L’auto-accusation mélancolique d’être un moins-que-rien est une façon de prendre en charge le défaut de Jouissance qui fait retour dans le Réel. Cette Jouissance manquante n’est pas identifiable dans le corps comme chez le schizophrène, mais sur le Ich (traduit : le moi) dans la présonorisation de l’objet insaisissable dans l’Autre.
Freud rend compte du rejet d’estime de soi (Deuil et mélancolie, 1917), il avance la thèse d’un extrême désinvestissement narcissique par « engloutissement » de la libido jusqu’à une perte du moi. Mais ce n’est pas le délire mégalomaniaque par lequel le moi du paranoïaque tend à s’égaliser avec l’Autre ; il s’agit du délire d’indignité où le moi va à sa propre perte, par implosion du narcissisme – il se produit la fission du moi (au sens nucléaire) par l’absorption de l’objet et la radiation du Ich (le moi). Freud donne raison à Karl Abraham qui parle pour le mélancolique de la régression à la phase orale tardive cannibalique, comme constitutive du narcissisme primaire par « incorporation totale de l’objet ». Il dit « le mélancolique s’incorpore en totalité l’objet d’amour auquel il a renoncé tandis que le paranoïaque n’en introjecte qu’une partie ». C’est pour Abraham la forme spécifique de l’identification narcissique dans la mélancolie. Il s’agit d’une récupération par dévoration de l’objet primordial. Ce qui a été forlos dans le symbolique, comme signifiant de l’objet primordial, fait retour dans le réel pulsionnel anal. C’est la perte anale qui fait retour dans le réel comme déchet, déjet de l’objet.
Perte du latin perdere signifie détruire, ruiner, anéantir ; la perte en jeu dans la mélancolie est assimilée à la ruine : la perte de l’objet se transforme en perte du moi, la position d’identification mélancolique est annihilante (Freud, 1917)
Le mélancolique introjecte le kakon de l’univers. Virginia Wolf parle dans sa correspondance qu’elle a à faire avec la boue des mots « qui tombent comme des boudins aux WC ». Dans cet exemple on voit comment le réel de l’objet de la Demande de l’Autre a été rejeté et il fait retour dans le réel du langage parce que la pratique de la lettre échoue à contenir la passion de l’être. La perte touche pour le mélancolique à un point de forclusion de la Demande de l’Autre : à la place du phallus qui est le signifiant de l’Autre, c’est le kakon de son être qui fait retour.
La perte de l’objet est soustraite à la conscience, inconnue du sujet qui sait seulement qu’il est écrasé par das Ding, la Chose hors signifié, dont Freud affirme dans « Deuil et Mélancolie » qu’elle est au cœur de « la jouissance que procure au mélancolique la torture qu’il s’inflige » ; Dans le Séminaire « L’Angoisse » Lacan présente la Chose comme un événement de bord, « béance où la constitution de l’image spéculaire montre sa limite, limite de la scène psychique, fenêtre qui s’ouvre sur le vertige ». Je souligne que la Chose n’est pas l’objet qui est en face, on peut dire qu’il est jeté en face ; tandis que la Chose est hors face, hors représentations, elle est une « matière informée » (Heiddeger) ou « du Réel dont pâtit le signifiant » (Lacan) ; la Chose est une insistance sans présence, une lumière sans représentation, un soleil rêvé, clair et noir à la fois (selon Nerval dans Aurelia)
Pour le mélancolique déshérité de sa Chose les reproches contre l’objet d’amour se sont renversés en reproches contre le moi propre. Le moi peut se tuer que s’il se traite comme un objet d’aversion.
Lacan parle de « suicide de l’objet » et non de suicide du sujet. (Le transfert, p. 459). Il est impossible au mélancolique de faire le deuil trait par trait des éléments de l’Idéal-du-Moi. Sans la médiation symbolique de la régression au trait unaire, le sujet ne peut s’attaquer à aucun trait de l’objet laissé dans l’opacité de la Chose – il s’identifie à celle-ci. D’ici vient son affirmation « je ne suis qu’une ordure » : cela ne porte pas atteinte à l’image spéculaire mais à l’être dans la certitude délirante d’être ruiné. Le moi – comme projection de surface de ce qu’on a c’est à dire un corps propre – est troué par das Ding (dans le deuil c’est l’image de l’Autre qui est trouée). Le moi mélancolique n’est qu’un trou, ayant perdu sa consistance d’Un ; le trou de « la béance ouverte dans l’imaginaire par tout rejet des commandements de la parole » (Lacan, Écrits, p. 360) Dans ce trou s’engouffre aussi le Surmoi.
Dans une formulation souvent citée de « Deuil et Mélancolie » de 1917, Freud donne les coordonnées structurales de ce trou : « L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon, la perte de l’objet s’était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification. » C’est l’ombre lunaire qui noircit le moi, qui l’opacifie comme dans une éclipse solaire – « soleil noir de la mélancolie » écrit Gérard de Nerval.
Lacan avoue qu’il n’eut qu’à se laisser guider par « Deuil et Mélancolie » pour inventer l’objet petit a qu’il dit « insaisissable au miroir ». Dans la mélancolie ce serait l’ombre du petit a projetée du moi idéal i(a) (je précise que dans l’algèbre lacanienne i(a) est l’image spéculaire, l’image de l’autre, prototype du moi idéal) sur le moi qui noircit la place du manque (-f) dans l’image virtuelle de soi. Et le sujet ne peut se voir comme aimable du lieu de l’Autre. Dans son séminaire « Angoisse », 3 juillet 1963, Lacan indique « si nous ne distinguons pas l’objet petit a du i(a), nous ne pouvons pas concevoir ce que Freud articule puissamment sur la différence radicale entre deuil et mélancolie. Si Freud avoue que c’est l’objet qui triomphe, il faut s’expliquer pourquoi le moi idéal i(a) du narcissisme, où l’objet a est masqué, déclare forfait ». Pour le mélancolique, ce qui est nécessité, dit-il, c’est de « passer au travers de sa propre image, l’attaquant d’abord pour pouvoir atteindre cet objet qui le transcende et dont la commande lui échappe, ce dont la chute l’entraînera dans le suicide, sur le mode, bien souvent, de passer à travers la fenêtre ». Il est bien connu que la défenestration est une traversée du cadre qui soutient la réalité, c’est le fantasme.
Pensant à ceux qui ont choisi le suicide par noyade, dont Gherasim Luca, l’eau m’apparaît aussi comme un cadre tout autant que la fenêtre, du fait d’être bordée par des rives.
Le mélancolique traverse l’image parce que le voile du manque phallique qui l’enveloppe du semblant nécessaire s’est déchiré. La mort lui tend la main pour passer à travers. C’est le refus de la vie auquel conduit l’identification narcissique dans le mythe de Narcisse où l’amour épouse la mort. Mais il y a une catégorie de mélancoliques qui souffrent d’être condamnés à l’impossible de la mort (comme Faust II) ne jamais pouvoir mourir, être damnés : dans les formes graves de la mélancolie anxieuse ce n’est pas l’inhibition qui retient le suicide – le sujet est certain que c’est impossible que cela finisse qu’il ne lui servirait de rien d’en finir. On parlerait plutôt de la maladie de l’immortalité qui est le pire. Ici ce n’est plus la formule « tu dois mourir » qui s’impose au surmoi, c’est une impossibilité radicale de mourir – elle relève de ce qui peut s’appeler le commandement suprême de la seconde mort. Le mélancolique est cité à comparaître éternellement ; « il y a »… c’est la phrase qui est censé dire le réel ; du réel il n’y qu’atomisé et il n’est plus lié au corps vivant et au langage pour constituer un univers.
L’individu Luca a été secret, jamais hospitalisé comme son ami Celan et d’autres ; ce n’est pas une mélancolie asilaire, mais peut-on dire que la suppléance lui a réussi malgré le suicide ?
Le seizième trou en « Héros-Limite » du Poète Luca garde son mystère dans sa « collection des trous entourés d’un contour métallique ». C’est « l’objet nu nu numéro 16 » de l’Héros-Limite. C’est le zéro, « nom absolu », il est « ouvert comme un trou infini » pour entendre quiconque penser, c’est Gherasim Luca lui-même. Dans l’univers poétique lucaldien la métaphore s’absente, on retrouve la diatribe, par laquelle l’impudence dirigée contre le moi de celui qui ne peut s’identifier qu’au Zéro, « ce rond zénith des chiffres » — le Héros-Limite, cette même impudence se retourne contre le monde. Avec son Héros-limite, Gherasim Luca s’avance dans l’écriture du Réel, de l’impossible. Une photographie de l’époque laisse entrapercevoir Gherasim Luca à travers les ouvertures, les perforations rondes, nettes et bien denses de l’un des seize objets – matérialisation du texte Héros-Limite, objets créés avec 184 plaques de cuivre qu’il perça de 288 trous chacune.
Troué donc… Mais de quelles balles ? De quels troumatismes ?
Gherasim Luca est obligé de faire-réel, de ferrer avec une lalangue orpheline de père et a-mère d’yiddish-roumain-français. Il ne cesse de boucher « le trou du Réel avec de la poésie » pour faire ou père-sonner à partir de son vide un particulier « effet de sens, mais aussi bien effet de trou. » (Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aille à mourre, Leçon de 19 avril 1977, p. 130). Car si « la poésie est imaginairement symbolique », du fait qu’elle naît à la même place où serait assignée la Vérité, il y aurait du « faire vrai », qui serait un coup de sens, « un sens blanc ». Par l’équivoque avec « semblant » Lacan signale dans le sens blanc la distance du savoir inconscient à l’objet, celui même que dans la mélancolie, Gherasim Luca doit suicider. La seule alternative qu’il a de cet acte dans le réel est le geste d’écrire. L’initiation est toujours une (la même) – comment « prendre corps » … muer en Lettre jusqu’à ce que « l’être lui-même » advienne « pour une vie dans la vie ».
Dans les deux textes « Prendre corps » qui s’ensuivent et ailleurs dans son œuvre, Luca ne nomme pas, il suggère la pensée multipliée d’un insistant « refus d’être » qu’il sonde, sans transiger, avant que le mot à proférer trouve origine au niveau de syllabes ou de phonèmes, à l’os du son même.
D’entendre le poème proféré L’autre Mister Smith me conduit vers un questionnement qui reste ouvert : Gherasim Luca insiste-t-il pour libérer sensuellement le son, de vaquer dans l’o-râl(e) de l’ironie mélancolique afin de s’extraire au nouage Réel-Symbolique-Imaginaire et d’assouvir son exigence de transmutation radicale ? C’est une piste discernable par le biais de ce que le sujet lyrique pointe avec sa terreur du « faux » et les jouissances qu’il s’accorde dans les rouages du lapsus et de l’équivoque. Deux fractions nominatives Gherasim Luca, le vrai, et Gherasim Luca, une grisaille, sillonnent les 59´17", voies de profération-prolifération-profanation, elles font effraction et s’affrontent au sein de la partition L’autre Mister Smith, elles se hâtent d’avoir voix au chapitre… de l’incantation extatique jusqu’à l’épuisement, par la révolte et la suffocation. L’une de ces voix s’était insurgée auparavant en toute certitude : « je m’oralise ! » (avec apostrophe après le M).
… L’aboutissement auquel tend L’Autre Mister Smith serait celui d’arracher le nom (de) Gherasim Luca au vrai-Gherasim Luca. À dix-sept ans, Salman Locker s’auto proclama Gherasim Luca pour la poésie et ultérieurement pour la vie — il inscrira dans son état civil ce nom volé à une notice nécrologique fictive dédiée à un Archimandrite du Mont-Athos et Linguiste émérite inexistant.
…Épouvante de l’autre soi-même enlaidi par la douleur d’exister et la monotonie mélancolique de « la grisaille Gherasim Luca ». La voix enregistrée est reste, objet pulsionnel partiel chu du corps, mais de qui ? Ce corps évanescent de « l’être du vide » ? Celui qui d’« être sa propre statue » avance « d’un pas de marbre » dans la « stupeur de l’être » ? Celui qui « campai[t] au pied de la lettre » ou cette personnification du mouvement libérateur « comment-se-délivrer-de-soi-même » qui « commet un délit d’être » dans et par sa permanence ? L’identification au rien est à l’œuvre…
Au-delà de l’inquiétant il y a l’accès à l’idée de franchissement comme moment de bascule, de mise en suspens de la situation subjective. La dépersonnalisation est à l’œuvre dans l’hyperbole-créaction consubstantielle de Luca-para-être qui se tenait existant sur le qui-vive, nous obligeant de le lire quasiment toujours au pied de la lettre. La vérité de la négation dans son activité « non-œdipienne » s’absolutise. Au défi de tout, le phénomène Luca s’est affirmé par son propre ouvrage tenace de l’exploration à la loupe pour s’injecter frénétiquement « une lettre » non-dosée qui est « l’être lui-même » et surtout pour « commettre l’ivre délit du refus d’être ». Je cite :

Gherasim Luca était destiné à Gherasim Luca / à permettre à Gherasim Luca / d’accéder toujours à Gherasim Luca / le contact que Gherasim Luca conservait avec Gherasim Luca / n’était que des petites ouvertures.

Prendre et habiter son corps suppose le fait de sortir en dehors, s’identifier au père et s’incorporer à soi-même, approprier le corps. Dans son ouvrage bien étoffé, « Le nom propre. Fonctions logiques et inconscientes », le psychanalyste Gérard Pommier décrit avec clarté la condition de l’incorporation qui commande l’identification au nom propre et permet l’adéquation du corps psychique ubiquitaire à lui-même et le fait qu’il soit « réuni sur une seule verticale, à l’aplomb du corps organique ». Tant que le sujet n’a pas pris son nom, il resterait « schizé entre dedans et dehors » (Gérard Pommier, Le nom propre. Fonctions logiques et inconscientes, PUF, 2013, p. 279), le corps psychique pulsionnel nous reviendrait en fonction des sensations. Dans l’incorporation, le corps du dehors donne de l’épaisseur au corps du dedans en le recouvrant. Quoiqu’il en soit, celui qui prend son nom en bon parricide parviendra à s’interdire par culpabilité la jouissance pulsionnelle du dehors. Ainsi refoulée, cette jouissance sera « réintégrée à hauteur du sujet ».
Obsédé par une voix-prophétie de l’Apocalypse, « être suicidé » est une condition intime de Gherasim Luca, celui qui se déclare « en quête d’une cible instable / dans les caves du Moi ». Un Moi sur lequel l’ombre de l’objet perdu (ou de la Chose ?) est tombée et sa chute vertigineuse s’est installée de permanence. L’ombre par laquelle est envahi Gherasim Luca est celle de ZÉros ou Héros-limite, de ce suggestif « démon trou » ou « trou mâle de vérité ». (« mâle » avec l’accent circonflexe). De quelque manière qu’on n’essaie de le fixer, le trou ne cesse d’avaler et de recracher les lambeaux du langage mis en accusation et accusateur.
Soutenant un permanent et nécessaire débordement langagier, l’Écho du corps lucaldien se difracte dans les majuscules de ses slogans ontophoniques. Pour se laisser déchiffrer, il sollicite une concentration accrue et rien ne garantit au voyant ou à l’audiant qu’il a bien pu se tenir sur la corde signifiante proposée par l’auteur. Lorsque l’adage « prendre corps » de Gherasim Luca s’est desérotisé, celui qui l’avait lancé a fait probablement mine de se fondre, je dirais, dans une façon de Rendre corps de lettre comme rendre l’âme, faute de l’être. Cet autre syntagme était déjà là en filigrane et il a suffi pour exécuter le geste de glissement sémantique ultime dans la Seine.
Je n’imagine pas Gherasim Luca se jetant d’un pont, il ne pouvait qu’entrer droit dans les eaux. La cause formelle du suicide serait le constat saillant d’un « il n’y a pas », d’un sentiment de rejet « pas de place pour les poètes en ce monde », mot dernier laissé par Luca à Micheline Catti, artiste peintre sa femme, sa Cherasimicheline Lucatti... L’atelier où ils habitaient depuis 30 ans étant déclaré insalubre, il fallait pour être logé ailleurs se faire naturaliser français. Ne plus se tenir dans l’autodéfinition d’apatride était impossible à Salman Gherasim Luca, qui ne faisait qu’un avec son exigence absolue de se tenir à l’écart de la manière la plus singulière possible. Il s’est soumis, il prit passeport, épousa Micheline, il aménagea ailleurs, mais cette acceptation du changement imposé ne pouvait pas durer, car le système l’a pris dans ses rets, le délogeant de son trou aux vertus conjuratoires… Ses silences denses se prolongeaient de plus en plus.
Si l’acte de Gherasim Luca de mettre fin à ses jours apparaît comme un raptus mélancolique, c’est que l’expiation d’une faute, incorporée et devenue le noyau réel de son fantasme, fut une pénitence irrépressible dans le tissage d’inventivité et de lucidité passionnelle qui lui a permis de tenir jusque-là.

 

Bibliographie sélective :

Frédéric Pellion « Mélancolie et vérité », PUF, 2000.
Colette Soler, « L’aventure littéraire ou la psychose inspirée. Rousseau, Joyce, Pessoa », Ed. du Champ lacanien, 2001.
Jean Starobinski, « L’encre de la mélancolie », Seuil, 2012.
Julia Kristeva, « Soleil noir : mélancolie et dépression », Gallimard, 1987.
Gérard Pommier, « La mélancolie. Vie et œuvre d’Althusser », Aubier, Paris, 1998, Flammarion, 2009).
René Ebtinger, « Ancolies », éd. Arcanes, 1999.
Anne Juranville, « La femme et la mélancolie », PUF, 1993.
Henri Maldiney, « Penser l’homme et la folie », éd. Million, Grenoble, 1991, 1997).
Marie-Claude Lambotte, « La mélancolie », Économica, 2007.

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